La grande offensive de l’Afrique pour l’électrification : une leçon de prudence

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La grande offensive de l’Afrique pour l’électrification : une leçon de prudence Électriciens travaillant sur des lignes électriques à haute tension en Afrique du Sud. Photo: Sunshine Seeds

L’Afrique abrite la plus grande part de la population mondiale non raccordée à l’électricité — environ un demi-milliard de personnes, principalement en zones rurales. Consciente du rôle déterminant de l’électricité dans le développement économique, la région s’est fixé pour objectif d’effacer cette statistique peu flatteuse en atteignant l’accès universel d’ici 2030, grâce à plusieurs initiatives nationales et multilatérales.

Les signes les plus prometteurs de cette évolution sont l’émergence d’initiatives telles que Mission 300, les Partenariats pour une transition énergétique juste, le Programme africain de mini-réseaux électriques, l’Initiative pour l’électrification de l’Afrique, ainsi qu’une multitude de programmes propres à chaque pays, tous visant à accélérer le rythme de l’électrification sur le continent.

Si ces initiatives représentent une avancée majeure, il est essentiel que les efforts soient guidés par la mission fondamentale consistant à utiliser l’électricité comme levier de développement, et que les solutions soient adaptées pour répondre aux défis structurels de la région. Une publication de référence de la série « L’Afrique en développement », Accès à l’électricité en Afrique subsaharienne. Adoption, fiabilité et facteurs complémentaires d’impact économique, met en lumière cette leçon essentielle : produire un véritable impact en matière de développement ne se résume pas à étendre l’accès — cela suppose une fourniture fiable, une utilisation effective et une intégration aux efforts plus larges de développement.

Dans ce billet, je partage quelques réflexions sur les enjeux fondamentaux qui peuvent orienter les programmes d’électrification dans la région. Si certains de ces principes se reflètent déjà dans la conception de certains des programmes mentionnés plus haut, ils n’en demeurent pas moins un rappel utile pour les acteurs chargés de la mise en œuvre et peuvent contribuer à éclairer les stratégies nationales d’électrification.

L’électricité, pour quoi faire ? Éclairage ou usages productifs
Comme pour de nombreuses initiatives ambitieuses, il existe un risque de trop se focaliser sur les chiffres et de perdre de vue l’essentiel. Si les indicateurs traduisent l’ampleur et l’ambition des programmes, ils ne signifient pas grand-chose si les résultats n’aboutissent pas à un véritable impact — or les programmes d’électrification y sont particulièrement exposés. Compter le nombre de branchements n’a que peu de sens si l’électricité fournie n’est pas en mesure de soutenir des activités économiques concrètes, comme l’alimentation des ménages et la consommation commerciale.

Le Energy for Growth Hub nous rappelle qu’il n’existe aucun pays à revenu élevé dont la consommation d’énergie soit faible (voir graphique ci-dessous). Si l’ambition des politiques d’électrification est bien de soutenir le développement économique, elles doivent en parallèle garantir une offre d’électricité fiable et abordable, capable d’alimenter les activités économiques. Tout effort visant à accroître la connectivité sans résoudre le problème des coupures fréquentes dans la région échouerait à produire des résultats en matière de développement.

Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de l’élargissement de l’accès, mais d’alerter contre le risque de se contenter d’un service minimal, tel que l’éclairage de base, sans permettre l’utilisation d’équipements productifs capables de faire fonctionner les entreprises, les écoles, les hôpitaux et de soutenir les moyens de subsistance.

Dans le cadre de Mission 300, un effort délibéré est engagé pour élargir à la fois les branchements résidentiels et l’accès à l’électricité pour les entreprises et les services essentiels, tels que les écoles, les structures de santé et les industries créatrices d’emplois comme la santé, l’agriculture, l’hôtellerie et la fabrication. En parallèle, l’initiative investit dans l’ensemble de la chaîne de valeur de l’électricité — production, transport et réformes sectorielles — afin de garantir que ces nouveaux branchements soient approvisionnés en électricité fiable et abordable.

The World Bank

 

L’électricité n’est pas une solution miracle
Un écueil fréquent chez les praticiens du développement est la tendance à se focaliser sur une solution unique — en croyant qu’une seule intervention peut transformer radicalement les résultats. L’électricité constitue indéniablement une infrastructure transformatrice, sur laquelle reposent les économies modernes. Cependant, à elle seule, elle ne peut pas décupler le développement économique : elle ne devient véritablement puissante que lorsqu’elle est associée à des infrastructures complémentaires comme les routes ou la connectivité numérique. Les recherches démontrent d’ailleurs l’existence de fortes complémentarités dans l’impact du développement lié aux infrastructures.

En pratique, cela signifie que les initiatives dans le secteur de l’énergie doivent être articulées avec d’autres programmes de développement dans les pays, afin de maximiser leur impact. Faute de quoi, on court le risque que de futures études mettent en doute la rentabilité de tels investissements massifs.

Ne pas céder à la tentation des gains à court terme
En 1987, Robert Solow, économiste prix Nobel et professeur au MIT, ironisait : « Je vois des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité. » Aujourd’hui, il semble impensable de remettre en cause le rôle crucial des ordinateurs et des technologies numériques dans l’essor de la productivité. La raison en est que ces technologies, tout comme l’électricité, sont des technologies à usage général (general purpose technologies — GPTs). Leurs bénéfices mettent du temps à se matérialiser, en partie parce qu’elles stimulent d’autres secteurs de l’économie. Lorsque l’investissement est limité dans les secteurs qui en dépendent, leur impact peut paraître restreint — non pas parce que la technologie serait inefficace, mais parce que les conditions d’accompagnement nécessaires ne sont pas réunies.

Un exemple frappant est l’étude de Taryn Dinkelman et de ses co-auteurs, qui montre que le temps médian nécessaire à l’adoption des appareils électriques de base par les ménages ruraux en Afrique du Sud après leur raccordement à l’électricité se situe entre 4 et 10 ans.

Fonctions de survie : délai d’adoption des appareils électriques

The World Bank

 

 

Source: Dinkelman et al, 2024

Le rythme lent d’adoption des appareils électriques ne reflète pas une faible demande à proprement parler, mais révèle plutôt les contraintes financières strictes auxquelles de nombreux ménages ruraux sont confrontés. En effet, l’étude montre que l’accès à des sources de revenus fiables facilite une adoption plus rapide de ces appareils. La leçon principale est que, compte tenu des contraintes actuelles, l’adoption des appareils peut être lente — retardant ainsi la transformation économique. Sans lier intentionnellement l’électrification à des efforts de développement plus larges, il serait prématuré d’attendre de voir son impact se refléter dans les statistiques de croissance des zones rurales africaines.

Sur le même sujet, je tiens à mettre en garde contre l’utilisation de l’étude de Dinkelman et al. pour soutenir l’idée que ce dont la majorité des populations rurales d’Afrique ont besoin se limite à l’éclairage. Mon contre-argument est simple : montrez-moi un seul endroit dans le monde où la transformation économique rurale a eu lieu sans électricité capable de soutenir des usages productifs.

Saisir l’opportunité pour résoudre les problèmes structurels des services publics africains
Les faibles taux d’électrification en Afrique sont le symptôme de problèmes profondément enracinés dans le secteur de l’énergie. Ceux-ci incluent des services publics financièrement insolvables, une ingérence politique excessive, la corruption, un manque de transparence dans les contrats d’achat d’électricité, ainsi que d’importantes pertes techniques et non techniques, pour n’en citer que quelques-uns. En conséquence, la fourniture d’électricité dans la région se caractérise par une faible fiabilité et un coût énergétique élevé.

Si nous ne saisissons pas l’élan actuel pour traiter ces problèmes structurels parallèlement à l’expansion de l’accès à l’électricité, nous risquons d’aggraver les vulnérabilités existantes du secteur. Cela pourrait conduire à une situation où, dans un avenir proche, les gouvernements et partenaires au développement seraient contraints de rechercher des financements supplémentaires simplement pour maintenir le secteur à flot — alors que les conditions de financement deviennent de plus en plus contraignantes.

Ce billet s’inscrit dans une série commémorative marquant les 15 ans de la collection « L’Afrique en développement », co-publiée par la Banque mondiale et l’Agence Française de Développement.


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