Publié sur Voix Arabes

Le 25 janvier : une date à jamais gravée dans la mémoire des Égyptiens

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Ce mardi 25 janvier 2011 avait commencé comme n’importe quel autre mardi en Égypte. J’étais arrivé trois jours avant, au chevet de ma mère hospitalisée. La veille et l’avant-veille, tout était normal, même si nous nous attendions tous à des manifestations le mardi. Mais pratiquement tout le monde — y compris les services de sécurité — n’en faisait pas plus de cas que ça. Ce jour-là, l’imam de notre mosquée a encouragé ses ouailles à se rendre place Tahrir, aux côtés des manifestants. Je n’étais pas allé faire mes dévotions et, sans doute à cause de mes soucis familiaux, je n’ai absolument pas perçu la gravité de la situation.

À la fin du prêche, j’ai vu depuis notre fenêtre un petit groupe de manifestants descendre la corniche en direction de la place Tahrir. D’abord parsemée, la foule n’en finissait pas de grossir. Alors qu’un flux de gens passait, certains manifestants se sont postés devant les grands immeubles résidentiels qui longeaient leur chemin en criant aux habitants de les rejoindre. La plupart étaient déjà sur leurs balcons. Ils ont donc commencé à descendre. Des hommes, des femmes, des familles entières ont investi les rues. Des chants ont résonné, de plus en plus fort. Un notamment me revient à l’esprit : "Gamal oul la abouk el shaab kola be yekrahuk" ce qui veut dire, littéralement, "Gamal (Moubarak), dis à ton père que le peuple égyptien vous déteste".

Alors que de plus en plus de gens interpellaient ceux qui étaient encore chez eux, la foule prenait des proportions massives, au point d’empêcher désormais les voitures de circuler dans les rues de Maadi, notre quartier.  En voyant ces manifestants, d’abord une centaine, devenir des milliers puis des centaines de milliers, je n’avais qu’une préoccupation en tête : comment allais-je me rendre à l’hôpital pour voir ma mère ? Les soins intensifs n’autorisent les visites que de 14h à 15h et de 19h à 20h. Le créneau de l’après-midi allait démarrer dans une demi-heure. J’ai vite compris que ça devenait mission impossible. Alors j’ai pensé qu’il valait mieux attendre le soir, quand tout se serait calmé. Comment aurais-je pu imaginer qu’à partir de ce jour, nous ne pourrions pratiquement plus sortir de chez nous ?

Tard dans la soirée, la place Tahrir a frôlé l’implosion, avec plus de 1 million de personnes rassemblées. Aujourd’hui encore, devant les images de cette nuit-là, je suis abasourdi par cette foule et la rapidité avec laquelle tous ces gens ont afflué. Sans véritable but. Des centaines d’autres manifestations ont éclaté au même moment à Alexandrie et à Suez, entraînant pratiquement immédiatement des batailles rangées avec les forces de l’ordre. En dépit de l’absence manifeste de porte-parole, la volonté de ces hommes et de ces femmes ne faisait aucun doute : non seulement l’heure du départ de Moubarak avait sonné mais, avec lui, celle de tout le régime. On ne pouvait être plus clair.

Dans une tentative pitoyable de renvoyer les gens chez eux et, dans le cas du Caire notamment, de vider la place Tahrir, les autorités ont décrété la loi martiale. Sans aucun effet. Personne n’a bougé. J’ai même le sentiment que cette décision a eu l’effet inverse, les gens continuant d’affluer pour se joindre aux manifestants. Les violences, très graves, ont démarré le lendemain. La police a commencé à tirer dans la foule, faisant de premières victimes. Des martyrs. Le peuple s’est alors insurgé, attaquant les forces de l’ordre un peu partout. Dans les commissariats ou dans la rue, le port de l’uniforme valait pratiquement condamnation à mort. En quelques jours, les policiers ont disparu et c’est là que le désordre a commencé.

Je vis à côté de la prison de Tora. Là où l’on enferme les criminels les plus endurcis. Bizarrement, tous ont réussi à s’enfuir. Juste après un discours du président Moubarak qui laissait entendre que, sans lui, le pays risquait de sombrer dans le chaos. Aujourd’hui, tous affirment que ces "évasions" avaient pour but de donner aux Égyptiens un avant-goût de ce que deviendrait un pays laissé à vau-l’eau. Une fois dehors, les prisonniers ont commencé à cambrioler des maisons et à piller le centre commercial Carrefour, à côté de chez nous. Des membres des forces de sécurité en civil ont apparemment participé à ce pillage, sur ordre. De qui ? On l’ignore encore.

Le lendemain de ces évasions, j’ai tenté une sortie pour aller voir ma mère. L’hôpital est à un quart d’heure de route. Nous y étions presque quand nous avons décidé de faire demi-tour, ma sœur et moi. Des militaires avaient stoppé un véhicule, à notre droite, avec quatre hommes, visiblement des anciens détenus. Leur arrestation était en cours. Malgré leurs armes, de toute forme et de toute dimension, ils n’ont pas opposé de résistance. Nous avons estimé plus judicieux de rebrousser chemin.

À partir de là, la situation est devenue folle, surtout la nuit. Je n’ai jamais pu retourner à l’hôpital. À la nuit tombée, les tirs commençaient. À l’arme lourde. Des voyous à moto faisaient le tour du quartier deux par deux, en tirant en l’air. Ils ont commencé à cambrioler les habitants de Maadi, un peu partout, sous la menace d’une arme. La nuit suivante, les patrouilles de quartier ont commencé. Nous avons bloqué notre rue à ses deux extrémités et tous les hommes et les garçons disponibles se sont mis à monter la garde, à tour de rôle. Dans la rue d’à-côté, les habitants ont réussi à encercler deux de ces individus à moto. Les malfrats ont menacé de leur tirer dessus, mais désormais les habitants étaient armés, eux aussi. Ils se sont donc rendus. Et vous savez quoi ? C’étaient des policiers en civil. Qui brandissaient leurs papiers. Ils ont été menottés et remis à l’armée, qui dorénavant tâchait tant bien que mal de remettre de l’ordre dans le pays.

Le calme précaire allait mettre plusieurs jours à revenir. La plupart des nuits qui ont suivi, tirs, pillages et couvre-feu allaient se succéder. Les blessés et les morts étaient toujours plus nombreux, sans répit. Mais les manifestants aussi. Rien ne pouvait plus arrêter le peuple.

Le président Moubarak a fini par céder, au bout de quelques jours. Il a annoncé sa démission, après 30 ans de règne, dans un discours prononcé tard dans la nuit. Ma mère s’était éteinte quelques jours avant, sans que nous puissions lui offrir de vraies funérailles, vu la situation. Tout était fini, le pays avait tourné une page. Pour ma famille, la mort de notre mère adorée représentait une perte incommensurable. Mais pour mon pays, c’était le début d’une nouvelle ère. Pour moi comme pour tous les Égyptiens, rien ne serait plus jamais pareil.


Auteurs

Khaled Sherif

Chef de l’administration

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