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Après la pluie : la protection sociale adaptative au secours des ménages sinistrés

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Le camp Khar Yallah au Sénégal accueille des populations déplacées internes en raison du changement climatique. © : Vincent Tremeau/Banque mondiale Le camp Khar Yallah au Sénégal accueille des populations déplacées internes en raison du changement climatique. © : Vincent Tremeau/Banque mondiale

À la vue des gros nuages noirs qui venaient du rivage, Awa et ses voisins surent que le ciel n’apporterait rien de bon pour leurs familles ce soir-là. La saison des pluies battait son plein et des précipitations diluviennes se succédaient depuis déjà trois semaines. Dans leur commune de Keur Massar, en périphérie de Dakar, d’immenses flaques jonchaient un sol détrempé et les systèmes de drainage étaient bouchés. Avant d’aller se coucher, Awa déposa des sacs de sable devant sa porte et empila un maximum de denrées périssables au sommet de ses plus hautes étagères. Mais ces précautions suffiraient-elles ?

Cette nuit-là et la journée suivante, le Sénégal enregistra 200 millimètres de pluie en l’espace de vingt-quatre heures : près de la moitié des précipitations annuelles sur la région de Dakar. Chez les habitants de Keur Massar, le niveau de l’eau atteignit 70 centimètres. En pleine nuit, Awa et sa famille abandonnèrent leur foyer et la plupart de leurs affaires : matelas, canapé, vêtements, sacs de céréales et fournitures scolaires y flottaient au milieu d’eaux souillées par le débordement des latrines. En marchant vers les zones non-inondées de sa commune, Awa s’inquiétait de l’avenir. Comment allait-elle déblayer, réparer les dégâts dans la maison, remplacer le mobilier et les affaires perdues ? Ses enfants tomberaient-ils malades ? Elle sentait son cœur sombrer sous ces flots d’incertitudes. 

Awa (le prénom a été changé) a confié son histoire à l’équipe déployée par la Banque mondiale pour évaluer l’ampleur des sinistres. En septembre dernier, le pays a été dévasté par des inondations qui ont affecté plus de cent mille Sénégalais et endommagé des milliers d’habitations : plus d’une centaine de cases ont été emportées, des centaines de latrines détruites et plus de six mille personnes déplacées. Dans les régions de Dakar et de Saint-Louis, des communes entières ont dû être évacuées et des camps provisoires installés pour accueillir les populations ayant perdu leur toit.

Heureusement, les autorités sénégalaises s’étaient préparées à l’éventualité de tels chocs en développant un système de protection sociale « adaptative » conçu pour secourir sans tarder les ménages sinistrés. Ce système a permis au gouvernement d’identifier rapidement les ménages les plus touchés, d’informer les autorités locales, de former le personnel de première ligne et de mobiliser un organisme de paiement.

Trois jours après l’inondation, des travailleurs sociaux du programme national de filets sociaux (PNBSF – Programme National de Bourses de Sécurité Familiale) se sont rendus chez Awa pour y évaluer l’ampleur des dégâts et prendre ses coordonnées. Après avoir recoupé la liste des ménages sinistrés avec le registre national unique (RNU) des ménages pauvres et vulnérables, les paiements ont pu être effectués, selon un barème d’indemnisation prédéfini par niveaux de pauvreté. Moins de dix jours après cette effroyable nuit, Awa reçut ainsi l’équivalent de trois cents dollars sur son compte mobile relié à son numéro de téléphone. A travers le pays, une quinzaine de milliers de ménages ont ainsi bénéficié de ces transferts monétaires.

Des pluies bien plus intenses que la normale se sont abattues cette année sur le Sahel (voir figure 1), faisant déferler une vague d’inondations sur toute la bande sahélienne, depuis le Sénégal jusqu’au Soudan et l’Éthiopie. Dans cette région où plus de 40 pour cent de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, les moyens de subsistance des Sahéliens se trouvent gravement menacés par l’accélération des précipitations, conséquence de pluies plus courtes, violentes et imprévisibles sous l’effet des changements climatiques. Quatre ménages sur dix, souvent les plus pauvres, y déclarent également avoir subi des chocs climatiques tels que des sécheresses ou des inondations au cours des trois dernières années.  Or, les stratégies d’adaptation négatives que les personnes comme Awa se trouvent contraintes d’adopter en cas de choc, en réduisant leur consommation alimentaire, en vendant leurs moyens de production ou en déscolarisant leurs enfants (souvent leurs filles), affectent durablement leur capacité de résilience et leur capital humain.

Figure 1 : Cette année, des pluies bien plus intenses que la normale se sont abattues sur le Sahel.

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Carte du cumul saisonnier des précipitations en pourcentage de la normale au Sahel par pentade (2020)
Source : Portail des données du Système d'alerte précoce contre la famine (FEWS NET) du Service géologique des États-Unis (USGS), disponible à l’adresse https://earlywarning.usgs.gov/fews/product/601

Pour se préparer aux chocs climatiques et en protéger sa population, le Sénégal et d’autres pays du Sahel ont commencé à investir dans des systèmes de protection sociale « adaptative ». Ces systèmes permettant d’assister rapidement les ménages sinistrés complètent les appuis visant la consolidation de certaines infrastructures, comme les réseaux de drainage. Avertis des risques de sécheresse ou d’inondation par leurs systèmes d’alerte précoce, les pays peuvent par exemple en anticiper l’impact et prévoir l’octroi de transferts monétaires, comme c’est actuellement le cas au Sénégal. La protection sociale adaptative permet en outre d’accroître la résilience des ménages en les aidant à développer des activités moins vulnérables aux changements climatiques et à diversifier leurs moyens de subsistance. 

Les systèmes de protection sociale adaptative sahéliens en sont encore à leurs balbutiements, mais les enseignements suivants peuvent être tirés de la riposte sénégalaise en vue de les renforcer :

  • Premièrement, la capacité de réaction aux crises et le renforcement de la résilience des populations reposent nécessairement sur l’existence de systèmes d’information et de prestation de services, dans lesquels il convient donc d’investir dès le départ. Ces cinq dernières années, le Sénégal a dressé un Registre national unique recensant 550 000 ménages pauvres et à risque, qui a permis aux autorités d’identifier rapidement les ménages pauvres les plus touchés par les inondations et d’instaurer un système de paiements mobiles. 
  • Deuxièmement, l’envergure des filets sociaux constitue un facteur déterminant : contrairement à la plupart des filets sociaux africains, ceux du Sénégal opèrent à grande échelle, couvrent 316 000 ménages pauvres (soit près de 18 pour cent de la population) et s’appuient sur un réseau de travailleurs sociaux déployés à travers le pays, renforçant ainsi leurs capacités essentielles en matière d’ancrage institutionnel et de prestation de services.
  • Troisièmement, la capacité à réagir rapidement aux crises exige d’investir dans des systèmes d'alerte climatique précoce permettant de déclencher des aides monétaires et d’anticiper le déblocage de fonds rapidement disponibles. La communauté d’Awa en sait quelque chose : face à la montée des eaux, chaque minute compte.

Selon de récentes études, les changements climatiques risquent de faire basculer 130 millions de personnes dans la pauvreté d'ici 2030. Dans les pays du Sahel et au-delà, cette alarmante perspective doit pousser les gouvernements à redoubler d’efforts pour accroître la résilience de leurs populations aux conséquences des sécheresses, inondations ou cyclones. La construction de solides systèmes de protection sociale adaptative constitue un premier pas décisif dans ce sens.


Auteurs

Christian Bodewig

Économiste principal, Protection sociale et emploi, Afrique

Núria Branders

Spécialiste en Protection sociale

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