Depuis plusieurs décennies, les pays en développement considèrent les chaînes de valeur mondiales (CVM) comme une voie vers plus de prospérité. Les CVM permettent en effet de gravir plus rapidement l’échelle des revenus en se spécialisant dans certaines étapes de la production, plutôt qu’en fabriquant des produits finis complexes. Le Bangladesh peut ainsi fournir des tissus aux marques de mode européennes, tandis que le Viet Nam assemble des smartphones pour les consommateurs de Corée du Sud et d’Amérique du Nord.
Aujourd’hui, plus de la moitié du commerce mondial s’effectue de manière indirecte via les CVM. Cette dynamique est particulièrement marquée dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (figure 1). La participation aux chaînes de valeur offre de nombreux avantages : elle accélère la croissance de la productivité et la création d’emplois. Les entreprises intégrées aux CVM versent généralement des salaires plus élevés (a) et tendent à se rapprocher des normes internationales en offrant de meilleures conditions de travail.
La perspective d’une fragmentation des politiques commerciales vient aujourd’hui mettre en péril ces progrès. En cause, la multiplication d’accords commerciaux bilatéraux, qui risque d’affaiblir le principe de la nation la plus favorisée (NPF), pilier du système commercial mondial depuis l’adoption de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en 1947. Aux termes de cette clause, les 163 pays de l’Organisation mondiale du commerce offrent un accès égal à leur marché à tous les autres membres. Le principe de la nation la plus favorisée a instauré la prévisibilité et la stabilité qui ont favorisé l’essor des CVM : tout pays important des textiles du Bangladesh sait qu’il bénéficie des mêmes conditions que ses concurrents.
Certes, les accords commerciaux préférentiels peuvent contribuer à réduire les barrières douanières. Citons parmi eux l’Accord États-Unis-Mexique-Canada, l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (a), ou encore le Partenariat économique régional global. Mais à l’avenir, de nouveaux accords introduisant des droits de douane plus élevés et des règles de conformité complexes et coûteuses risqueraient de fragmenter les marchés et de freiner la participation des pays en développement aux chaînes de valeur mondiales.
Comment la fragmentation des politiques commerciales perturbe-t-elle les CVM ? Dans un régime fragmenté, les pays accordent des conditions préférentielles à certains partenaires commerciaux, mais pas à d’autres. Si un pays ne figure pas sur la liste des nations favorisées, il ne bénéficie pas d’un traitement spécial. Il peut alors être tenté de contourner le système en faisant transiter ses exportations par un pays tiers. Pour éviter de telles pratiques, les accords préférentiels imposent des règles d’origine, qui obligent les importateurs à apporter la preuve du pays de fabrication des marchandises.
Documenter l’origine d’une tonne d’acier est relativement simple. Mais la tâche se complique considérablement avec des produits comme les smartphones, qui intègrent des biens et des services provenant de multiples pays le long de la chaîne de valeur. Les régimes commerciaux discriminatoires génèrent des coûts administratifs pour les entreprises : adaptation des processus internes, formation du personnel, recours à des experts externes. Les administrations douanières, de leur côté, doivent faire face à des charges accrues : enquêtes, coopération internationale et échanges d’informations, audits de l’évaluation, de la classification et de l’origine des produits importés.
La mise en conformité a également un coût important pour les entreprises. Selon la Banque mondiale, les coûts induits par les règles d’origine représentent environ 4,5 % de la valeur en douane des marchandises échangées dans le cadre d’accords préférentiels. Les petites et moyennes entreprises ont plus de difficultés à s’y conformer en raison de même de leur échelle d'activité réduite et de leur moindre capacité à supporter ces coûts supplémentaires. Leur exclusion potentielle des CVM risquerait d’accroître la concentration des marchés et de réduire la compétitivité mondiale.
Ces coûts élevés renforcent aussi les incitations à contourner les règles d’origine, ce qui va à l’encontre de leur objectif. Plus l’écart est grand entre le tarif préférentiel et le tarif général (la « marge de préférence tarifaire »), plus les pays sont susceptibles de revendiquer ce taux préférentiel. À partir des données de Gonciarz et Verbeet (2025) (a), nous estimons qu’une augmentation de 1 % de la marge de préférence entraîne une hausse de 0,39 % de l’utilisation du tarif préférentiel.
Depuis presque 80 ans, l’ordre commercial fondé sur la non-discrimination a rendu de précieux services à l’ensemble des nations. L’adoption de règles discriminatoires, de droits de douane plus élevés et de contraintes supplémentaires liées aux règles d’origine risquerait d’anéantir des décennies de progrès pour les pays en développement, et de compromettre l’effet des chaînes de valeur mondiales sur la réduction de la pauvreté.
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