Le modèle d’innovation américain fait depuis longtemps l’envie du monde entier. Des bidouilleurs de génie de la Silicon Valley aux laboratoires de recherche d’universités prestigieuses, les États-Unis sont de grands inventeurs de technologies révolutionnaires qui remodèlent les industries et transforment des vies. Le pays est aujourd’hui le leader mondial de l’invention tant en nombre de brevets déposés par habitant que pour l’importance de ces innovations.
Les économies à revenu intermédiaire qui cherchent à se hisser au statut de revenu élevé s’inspirent souvent du modèle américain. Dans le dernier Rapport sur le développement dans le monde, nous tirons trois grands enseignements du système d’innovation américain à l’intention des pays à revenu intermédiaire.
Premièrement, il faut voir grand : de nos jours, ce ne sont pas les « bricoleurs de garage » qui dominent l’innovation, mais bien de grandes entreprises établies.
La mise en récit de l’innovation américaine a traditionnellement convoqué la théorie de la « destruction créatrice » élaborée par Joseph Schumpeter. Selon ce modèle, les nouveaux venus, les petites entreprises et les inventeurs isolés jouent un rôle déterminant dans le progrès technologique. On pense à l’entrepreneur solitaire qui, dans son coin, met au point un concept révolutionnaire. Or c'est une image d'Épinal qui est de plus en plus dépassée. Dans le rapport, nous attirons l’attention sur une nouvelle réalité : grâce à leur taille, leurs ressources et leur accès aux talents, les entreprises bien établies sont désormais la force dominante de l’innovation.
Autrefois dominé par des inventeurs isolés, le paysage de l’innovation aux États-Unis se caractérise désormais par le poids majeur des grandes entreprises, qui sont à l’origine de la majorité des brevets déposés. Cette transformation reflète la complexité croissante des technologies modernes, qui exigent un niveau d’investissement et d’expertise qui fait souvent défaut aux entrepreneurs individuels.
Et cette situation présente à la fois des avantages et des inconvénients. D’un côté, les grandes entreprises peuvent tirer parti de leurs ressources pour investir dans la recherche et le développement, ce qui accélère l’innovation et favorise l’adoption à plus grande échelle des nouvelles technologies. Elles peuvent également attirer et retenir les meilleurs talents, promouvant ainsi une culture de l’innovation au sein de leurs organisations. Mais, d’un autre côté, cette nouvelle donne peut conduire à une concentration du pouvoir de marché et étouffer la concurrence. La position dominante des grandes entreprises peut créer des barrières à l’entrée de nouveaux acteurs, ce qui freine l’émergence de nouvelles technologies et risque de brider l’innovation en général.
Deuxièmement, il faut attirer et faire grandir les talents, où qu’ils se trouvent.
Les États-Unis ont accompli de grandes avancées dans le développement inclusif de leur main-d’œuvre et la valorisation des compétences de tous. Plus d’un tiers de la croissance économique des États-Unis entre 1960 et 2010 est mise à l'actif (a) de la diminution des discriminations raciales et sexuelles dans l’éducation et sur le marché du travail. De plus, les secteurs technologiques qui ont connu une forte concentration d’inventeurs issus des vagues d’immigration entre 1880 et 1940 ont enregistré une croissance accélérée (a) jusqu’en 2000.
Aujourd’hui, les pays à revenu intermédiaire doivent élargir l’accès aux compétences fondamentales. Ils doivent faire en sorte qu’un plus grand nombre d’élèves terminent leurs études secondaires et ils doivent développer et enrichir leur vivier de talents. Ils doivent également s’attacher à mieux reconnaître les mérites des femmes et des personnes issues de milieux défavorisés.
Il est généralement coûteux de se former et de se perfectionner. Celles et ceux qui y consacrent les investissements nécessaires le font dans l’espoir d’en tirer des dividendes importants. Or, les économies en développement n’offrent pas toujours les perspectives de retour sur investissement attendues. Dans les pays à revenu intermédiaire, 10 % des travailleurs hautement qualifiés émigrent, la demande de compétences de haut niveau étant plus élevée en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Ces pays peuvent en tirer parti si leurs migrants conservent des liens avec leur terre d’origine : les économies à revenu intermédiaire peuvent exploiter les connaissances et le savoir-faire de leur diaspora.
Figure 2. Les pays dont la diaspora est nombreuse et prospère présentent le potentiel de transfert de connaissances le plus important
Source : Équipe du Rapport sur le développement dans le monde 2024.
Troisièmement, il faut créer un marché pour la diffusion de l’innovation.
Le « marché secondaire » de l’innovation (revente de brevets ou octroi de licences, par exemple) est tout aussi important que l’innovation elle-même. Il a joué un rôle immense aux États-Unis, où, entre 1870 et 1910, les inventeurs ont été toujours plus nombreux à solliciter les services de plus de 500 agents spécialisés afin de surmonter la complexité des transactions de brevets.
Or, ces marchés de diffusion des innovations mondiales sont peu développés dans les économies à revenu intermédiaire (voir le graphique ci-dessous). Dans des pays comme l’Égypte, l’Inde ou la Tunisie, moins de 10 % des entreprises utilisent des technologies sous licence. Même dans les économies un peu plus riches, comme la Croatie et la Türkiye, 20 % seulement des entreprises y ont recours.
La diffusion de l’innovation exige des politiques publiques qui favorisent la concurrence, protègent la propriété intellectuelle et améliorent l’accès aux capitaux pour les entreprises innovantes. Il s’agit notamment de rationaliser les réglementations, de promouvoir une culture de transparence et de redevabilité, et de garantir des conditions de concurrence équitables pour tous les acteurs, qu’ils soient nouveaux sur le marché ou déjà bien établis.
Figure 3. Les accords de licences sur des technologies étrangères sont limités parmi les entreprises des pays à revenu intermédiaire
Source : Cirera et Maloney (2017) à partir des données des enquêtes de la Banque mondiale auprès des entreprises, Banque mondiale, Washington, https://www.enterprisesurveys.org/en/enterprisesurveys (a).
Note : KSV = Kosovo ; pour savoir à quels pays correspondent les autres abréviations du graphique, consultez le site web de l’Organisation internationale de normalisation (ISO). PIB = produit intérieur brut.
Les pays à revenu intermédiaire sont aujourd’hui confrontés à des défis bien plus redoutables que ceux auxquels ont dû faire face les États-Unis en leur temps : vieillissement de la population, fort niveau d’endettement, changement climatique, pour ne citer que les plus importants. Ils ont pourtant la capacité de progresser. Notamment en tirant des enseignements de l'expérience des États-Unis et en les adaptant au contexte local.
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