Alors que j’ai récemment quitté l'Afrique du Sud pour m’installer en Belgique, une question s’impose à moi : l’Union européenne et ses six décennies d'intégration constituent-ils un exemple pertinent pour l'Afrique ? Ou alors est-ce comme comparer des pommes avec des mangues ?
L'idée d'une Afrique économiquement et politiquement unie en a gagné du terrain depuis le premier Congrès panafricain de 1900. Près d’un siècle plus tard, en 2002, l'Union africaine (UA) voyait le jour lors du sommet de Durban, en Afrique du Sud.
L'Union européenne (UE) a quant à elle commencé petit avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (traité de Paris en 1951) par six pays seulement. Aujourd'hui, elle possède un marché commun, une monnaie commune et une politique étrangère et de sécurité de plus en plus coordonnée.
Je vous rassure, j'ai regardé une carte du monde ces derniers temps et certains aspects historiques ne m’ont pas échappé par ailleurs!
L'UA compte 53 membres (deux fois le nombre actuel des membres de l'UE) et 1 milliard de personnes, soit également deux fois la population de l'UE. Difficile en outre de trouver deux situations de départ plus différentes que celle l'Europe dans les années 1950 et celle du continent africain aujourd'hui – que ce soit au niveau géographique et économique, des infrastructures et du capital humain, ou encore de l’état des institutions publiques et de l’équilibre entre les dirigeants.
De la façon dont l'Europe a abordé son intégration, on peut néanmoins tirer trois leçons pour l’Afrique.
1. Obtenir l’adhésion des citoyens – J’en conviens, les hommes politiques européens ont bénéficié de conditions initiales plus favorables. Les deux guerres mondiales avaient lourdement montré à la grande majorité des citoyens européens que l'Europe avait besoin d'intégration et de l’instauration délibérée d’interdépendances si elle voulait préserver la paix. Puis la guerre froide a favorisé l’approfondissement de l’intégration : rien de tel qu’un ennemi commun pour se rapprocher. Toutefois, les vifs débats auxquels donnent lieu de nos jours dans certains pays l'introduction de l'euro, le référendum suisse sur l'adhésion à l'UE, le plan de sauvetage grec, ou encore l’échec récent de la création d’une Constitution européenne montrent que le soutien de l’opinion publique ne doit jamais être tenu pour acquis.
Certes, les conflits ne manquent pas en Afrique non plus, mais leur effet cumulatif ne semble pas avoir créé un argument politique suffisamment fort pour que les citoyens africains ressentent le besoin de l'intégration. Les dirigeants africains vont devoir user de l’argument économique pour faire naître et généraliser dans l’opinion une compréhension des enjeux et un désir politique d’intégration régionale. Cela prendra du temps, et c’est pourquoi c’est désormais urgent.
2. Plus que les institutions, ce sont la volonté politique et le leadership qui comptent – Comme le montre l'expérience de l'UE, l'intégration régionale est un processus profondément politique : dés lors que l’on entre dans le vif du sujet (ouverture des marchés, politique commerciale commune, monnaie commune, politiques étrangères conjointes), il faut céder de la souveraineté nationale. Au lieu de cela, dans le discours sur le développement en Afrique, l'intégration régionale est davantage envisagée comme une question technique – comment intégrer les routes, les réseaux électriques, les zones commerciales, les monnaies, etc. » –, avant même d’avoir recherché la plupart du temps un consensus politique.
En outre, il n’y a pas d’intégration régionale juste parce que les institutions (les communautés économiques régionales par exemple) le décrètent. Si vous aviez voulu parler monnaie commune dans l’Europe des années 1980, vous ne seriez probablement pas allé d'abord à Bruxelles, mais à Bonn et à Paris.
Il y a intégration régionale parce que des pays et des élus font preuve de leadership, souvent contre une résistance politique intérieure acharnée. Dans l'UE, ce leadership a été incarné à l’origine par le Benelux, une réunion de trois pays plutôt petits mais partageant une grande vision (avis au Burkina, au Burundi et au Lesotho !), et plus tard, par la France et l'Allemagne, qui ont été les locomotives de l'intégration (avis au Kenya, au Nigeria et à l’Afrique du Sud !).
Après deux guerres mondiales, Kohl, Mitterrand et leurs prédécesseurs ont compris que le projet européen concernait en définitive la paix et la prospérité, et ils se sont battus pour cela (politiquement, cette fois-ci).
C’est de cette volonté politique forte des États membres que sont nées par la suite des institutions comme la Commission européenne. Or, en Afrique, on assiste à une sorte d’obsession pour la création d'institutions – qui souvent se chevauchent, sont sous-financées et en manque de légitimité –, dont on essaye ensuite de renforcer les capacités alors que le leadership des États membres fait défaut.
3. Faire des choix stratégiques et définir l’ordre des priorités – De 1951 à aujourd'hui, l'UE a connu des avancées rapides, qui l’ont d’abord portée du secteur du charbon et de l’acier à l'agriculture, puis à un marché commun et à l'euro, et qui l'orientent à présent progressivement vers une politique étrangère et de sécurité commune dans le cadre du « traité de Lisbonne ».
En Afrique, ce sont des centaines d'initiatives qui sont lancées simultanément, du contrôle du trafic aérien à la diversité biologique, en passant par le transport, le paludisme et l'éducation. Si chacune de ces initiatives prises séparément est sans aucun doute importante, elles ne sont guère stratégiques prises dans leur ensemble. Cette absence de priorité stratégique est aggravée par une capacité globale beaucoup plus faible que celle de l'Europe dans les années 1950 ou 1960, ce qui plaide pour la nécessité en Afrique de procéder avec encore plus de sélectivité et de progressivité que l'UE en son temps.
Les dirigeants africains vont-ils pouvoir se concentrer par exemple uniquement sur l’intégration de l'énergie et des transports au cours de la prochaine décennie ? Et, le cas échéant, les bailleurs de fonds vont-ils accepter que l’initiative qu’ils promeuvent ne fasse pas partie des deux premières priorités, au nom d’un intérêt supérieur et pour le bien commun?
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