Mesurer l’agriculture familiale, un exercice délicat

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Plus de 1,4 milliard d’individus vivent dans une pauvreté extrême, et la plupart d’entre eux sont des familles rurales dont la survie et les revenus dépendent d’une agriculture à petite échelle. Les statistiques concernant cette main-d’œuvre agricole sont donc cruciales pour mieux cerner des questions de développement de premier plan : quels sont les sources de revenu des ménages, les dynamiques sous-tendant l’urbanisation, les facteurs à l’origine du chômage et du sous-emploi, les freins à la croissance en Afrique subsaharienne et, plus largement, quel est le potentiel de transformation structurelle du continent ? En outre, devant l’impact durable du changement climatique sur les petits exploitants agricoles, la collecte de données précises compte plus que jamais pour pouvoir anticiper des mesures destinées à protéger l’agriculture familiale des effets délétères du réchauffement planétaire.

Or, malgré l’importance de ces statistiques, les données recueillies sur le travail agricole dans les pays en développement ne sont pas forcément de bonne qualité. L’estimation de l’apport de main-d’œuvre dans les petites exploitations est un exercice complexe qui peut être faussé par des données inexactes. Comme ces agriculteurs font en général appel à une main-d’œuvre familiale, il n’existe pas de revenu salarial sur lequel ancrer les estimations rétrospectives. Aucun registre n’est conservé. Pour pouvoir rendre compte de ce travail, il faut que les ménages prennent en considération le nombre de parcelles cultivées, les heures de travail de chacun sur les différentes parcelles et les activités accomplies, ainsi que leur durée et la date à laquelle elles ont eu lieu. Cela fait beaucoup !

Une enquête expérimentale

Dans un récent document de travail (a), nous nous intéressons à la manière dont le caractère rétrospectif des enquêtes auprès des ménages influe sur les estimations de la main-d’œuvre agricole en Tanzanie.

À cette fin, nous avons effectué en 2014 un sondage expérimental randomisé dans la région de Mara pendant la longue saison des pluies (masika). Un premier groupe de ménages rencontrait toutes les semaines les enquêteurs qui les interrogeaient sur le travail effectué par chaque membre de la famille sur chacune des parcelles. Un deuxième groupe avait un entretien hebdomadaire par téléphone, une technique moins coûteuse que les entretiens en face à face. Quant au dernier groupe, il a été interrogé une seule fois, en fin de saison.

L’enquête rétrospective effectuée à la fin de la saison surestimait de pratiquement quatre fois le temps passé sur chaque parcelle par rapport aux informations collectées toutes les semaines. Cette inflation du temps s’explique en grande partie par la gymnastique intellectuelle à effectuer pour estimer a posteriori une activité qui s’est étendue sur plusieurs mois, surtout qu’il ne s’agit pas d’un travail de bureau aux horaires réguliers. La psychologie sociale et cognitive apporte un éclairage sur ce biais rétrospectif. Quand on demande à quelqu’un de se souvenir d’un événement récurrent sur une longue période, le décompte des faits est difficile à effectuer. S’il s’agit d’un travail régulier, le recours à des taux estimés peut être une solution. Mais pour être récurrent, le travail agricole n’est pas régulier, ce qui rend ces deux approches inadaptées.

Le biais observé dans le nombre total d’heures de travail d’une personne sur une parcelle provient surtout des indications relatives aux semaines et aux jours travaillés et non de celles portant sur le nombre d’heures quotidiennes de travail. Les horaires sont effectivement variables, mais quand une personne travaille, c’est en général plus ou moins aux mêmes horaires (habituellement, de 7 heures à 11 heures).

L’importance du biais dépend du facteur que l’on cherche à mesurer

Alors que l’estimation des heures quotidiennes de travail d’un individu sur une parcelle est nettement plus élevée dans l’enquête rétrospective, ce décalage disparaît quand on mesure la totalité des heures de travail sur l’exploitation. Pourquoi ? Parce que si le nombre total d’heures est surestimé, le nombre de parcelles et le nombre de personnes censées travailler sur l’exploitation sont sous-estimés dans cette enquête a posteriori. Plusieurs individus qui travaillent sur l’exploitation ne sont pas mentionnés à ce moment-là. Et certaines parcelles sont laissées de côté. En combinant le nombre d’heures de travail surestimées et le nombre de travailleurs et de parcelles sous-estimés, nous obtenons la même mesure globale de la main-d’œuvre agricole. Faut-il en conclure que nous pouvons nous contenter de ces données ? Tout dépend de l’objet de l’étude. Un nombre inférieur d’heures de travail par individu et parcelle risque fort d’induire, selon l’approche analytique suivie, une sous-estimation de la productivité de la main-d’œuvre agricole.

D’autres informations à venir

Ces résultats s’appliquent-ils à d’autres contextes ? La recherche en cours au Ghana et au Malawi, effectuée par l’équipe chargée de mesurer les niveaux de vie (a) apportera de nouveaux éléments pour vérifier si les conclusions propres à une région de Tanzanie sont le reflet d’un problème plus général. En disposant de données de meilleure qualité sur la productivité des petits exploitants, les décideurs pourront affiner leurs interventions de soutien aux revenus des ménages les plus démunis d’Afrique.


Auteurs

Vellore Arthi

Maître de conférences à la faculté d’économie de l’université de l’Essex

Kathleen Beegle

Économiste senior au sein du groupe de recherche sur le développement de la Banque mondiale

Amparo Palacios-Lopez

Économiste au sein du groupe de la Banque mondiale sur les données du développement

Joachim De Weerdt

Professeur associé en économie du développement à l’université d’Anvers, chargé de recherche au LICOS et directeur non exécutif de l’EDI

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