Pour de nombreux Égyptiens, la journée d’hier était une journée particulière. Dans mon district, on élisait notre représentant au Parlement, une première en quelque sorte. Eh bien ce n’est pas tout à fait. Sous le précédent régime, on pouvait déjà élire nos représentants, mais la différence c’est qu’ils appartenaient forcement au Parti national démocrate de Moubarak (PND) et qu’ils gagnaient invariablement avec 99 % des suffrages. C’est du moins ce qui se passait dans notre district et, du reste, ce qui se passait aussi au niveau du scrutin présidentiel, le président étant également régulièrement élu avec un score de 99 %.
Ce résultat m’a toujours stupéfait sachant qu’aucune personne de mon entourage ne votait jamais, et je n’ai jamais voté non plus. Pendant les 30 années qu’a duré le régime de Moubarak, personne ne votait, et pourtant ceux du PND gagnaient toujours, et avec une marge de voix massive.
Mais c’était hier, et aujourd’hui est un autre jour. Et comme tout le monde annonçait des élections législatives libres et justes, j’ai décidé d’aller voter et de m’en rendre compte par moi-même.
Un peu de contexte s’impose avant de me lancer dans mon récit. De nombreux Égyptiens comme moi n’étaient jamais allés voter pour quiconque ni pour quoi que ce soit. Comme moi, tous mes amis n’avaient jamais vu un bureau de vote et ne s’étaient jamais inscrits sur les listes électorales. Jamais nous n’avions eu véritablement voix au chapitre. L’idée même d’aller voter était donc en soi très intimidante pour moi.
Et après, pour qui voter ? Est-ce que l’on vote pour un groupe de personnes ou pour des individus ? Et ces groupes de gens, ces individus, que défendent-ils ? Quelles sont leurs convictions ? Que vont-ils faire pour améliorer ma circonscription et les conditions de vie de ses habitants ? Qui plus est, avec tellement de candidats, comment trouver les réponses à toutes ces questions ?
Alors j’ai réalisé qu’il était temps de faire quelques recherches et quoi de mieux, pour cela, qu’internet ? Je me suis vite rendu compte que le gouvernement avait mis en ligne un site pour expliquer comment se présenter aux élections législatives, comment s’inscrire pour pouvoir voter et savoir où était le bureau de vote le plus proche.
Bonne organisation, très professionnel ce site, me suis-je dit, à l’exception de quelques fautes de frappe, de liens qui ne marchaient pas et de tous ces messages m’avertissant que les téléchargements à partir du site étaient pleins de virus et qui m’ont dissuadé de poursuivre mon exploration.
Le site contenait aussi beaucoup de règles à l’intention des candidats et des électeurs. Il y avait tellement de règles sur ce qu’il fallait et ne fallait pas faire que tout cela ne m’a pas paru bien démocratique. Par exemple, l’une d’entre ces règles concernait le mode d’identification des candidats : ces derniers pouvaient se faire connaître des électeurs soit par leur nom, soit par un numéro soit par un symbole, ce dernier mode étant destiné aux électeurs ne sachant pas lire ni écrire. Or, s’agissant des symboles, il n’était pas permis de choisir un animal, le site était très clair là-dessus. Vous avez bien lu : pas d’animal du tout.
Zut, j’avais raté l’occasion de pouvoir voter pour le candidat au chameau ! Au temps du PND, le gagnant était toujours celui qui s’identifiait au chameau. Et effectivement, quoi de mieux qu’un chameau pour attirer les voix des Égyptiens ? S’identifier au chameau signifiait que vous étiez vraiment quelqu’un du pays, alors qu’un lion ou une girafe semblait bien éloigné et étranger à notre identité.
Sachant que 50 % de la population égyptienne est analphabète, l’utilisation des symboles dans le processus électoral revêt une importance cruciale. Les symboles animaliers étant interdits, les candidats ont dû faire preuve cette fois-ci d’un peu plus de créativité.
Dans mon district, l’éventail proposé au suffrage des électeurs était le suivant, les symboles étant par eux-mêmes très parlants :
Un tank : Probablement un ancien militaire. Pas question que le premier vote de ma vie aille à un candidat de l’armée, merci bien.
Des menottes : Probablement un ancien policier. Non merci, je ne voterai pas non plus pour un candidat de la police.
Un appareil photo : Probablement un ancien agent du renseignement. Sans commentaire.
Un écrou : Probablement un syndicaliste s’adressant aux cols bleus. Pas le genre de candidat auquel je suis susceptible de m’identifier.
Une robe : Je vois, c’est une candidate voilée. Ça commence à m’intéresser, je suis pour qu’il y ait plus de femmes au Parlement.
Un pantalon : Alors là, je me demande qui ça peut bien désigner. Peut-être un homme qui veut plus de pantalons que de jupes au Parlement. Celui-là, il ne risque pas d’avoir ma voix.
Une ampoule. Ah l’ampoule ! Un barbu fanatique qui veut me montrer la voie.
Un palmier : Celui-là ne doit pas avoir de barbe et il a l’air plus tolérant sur la question de la religion. Au moins ce symbole renvoie à un candidat représentant l’Égyptien modéré. C’est peut-être le bon, voire plus.
En surfant encore un peu plus sur le web, j’apprends deux ou trois choses intéressantes. D’abord que je ne peux pas voter en ligne et, deuxièmement, que la droite religieuse semble être la formation dotée du contenu web le plus développé, et qu’elle a une idée relativement élaborée de ce que sera son mode de gouvernement. Certes, ça fait peur, mais au moins sont-ils transparents sur eux-mêmes et sur leurs intentions.
Puisqu’on ne peut pas voter en ligne, je me rends donc au bureau de vote, à un petit quart d’heure de la maison. Le scrutin se déroule dans une école et commence à 9h du matin. La clôture est à 19h.
J’arrive au bureau de vote vers 14h. La file est tellement longue que je risque de ne pas arriver jusqu’à l’urne d’ici la fermeture. Bon sang, et si je n’arrive pas à rentrer ? Heureusement, on nous assure que tous ceux qui font la queue pourront voter. L’homme derrière moi, qui porte une barbe longue et une djellaba blanche me dit : « Vous voyez, la démocratie ne ferme jamais ». J’approuve de la tête sa remarque audacieuse.
Tandis que nous nous rapprochons du bureau, l’atmosphère se fait plus festive. Le type à l’ampoule a un petit stand d’où il offre aux gens des sandwiches gratuits. C’est de la tameya (des fallafels à base de fève), nous sommes gâtés ! Vous avez droit à un sandwich sans boniment et, venant du candidat religieux, ça me surprend.
Un peu plus loin, le type au palmier vend des fruits secs, mais étonnamment il n’a pas de dattes. Ce n’est peut-être pas la saison ou alors elles sont trop chères.
L’homme en djellaba blanche mange la dernière bouchée de son sandwich et me demande si je peux lui donner le mien. Je le lui tends et il se montre très reconnaissant. Il me dit : « Merci mon frère, tu n’es pas le genre de type à manger de ça, j’ai l’impression. Tu allais le jeter, n’est-ce pas ? ». Puis il poursuit en me demandant si je suis Égyptien. Je lui réponds que oui et il semble soulagé : « Tant mieux, ça m’aurait embêté que tu fasses toute cette queue pour t’entendre dire que seuls les Égyptiens peuvent voter ». J’imagine qu’à ses yeux je ne suis pas vraiment à ma place ici.
La femme voilée devant moi saisit alors cette occasion pour se retourner et me dire de « voter pour l’ampoule car il n’est pas corrompu comme les autres, c’est un homme de Dieu ». Mais l’homme en djellaba dit qu’il ne veut rien savoir. Il la rabroue et dit qu’il est contraire aux règles d’essayer d’influencer les autres électeurs dans la queue. Il conclut son intervention cinglante en disant : « Moi aussi je vais voter pour l’ampoule comme la plupart des gens ici, mais laisse donc notre cher frère se faire son opinion ». La femme voilée n’ouvrira plus la bouche après ça.
Dans les heures qui suivront, victuailles et boissons défileront, sans que l’homme en djellaba ne semble jamais s’en lasser.
À présent, c’est très bientôt mon tour de voter. Qui vais-je choisir ? Peu importe, l’important c’est d’avoir le choix. Je penche pour le palmier, ou alors la robe, je verrai bien sur le moment.
Alors que je suis au bout de la file, je me rends compte que presque tout le monde choisit l’ampoule. Bon, c’est ça la démocratie. Ce n’est peut-être pas mon choix mais nous avons tous une voix et c’est la majorité qui l’emporte.
Finalement, tandis que je tends ma carte électorale au type du bureau de vote, je comprends clairement à son regard que quelque chose ne va pas. Sur ma carte d’identité nationale, il y a notre ancienne adresse, dans un autre district. Il m’explique que si ma carte électorale et ma carte d’identité ne correspondent pas, je ne peux pas voter. Tout ça pour ça !
Alors que je sors de l’école sans avoir pu expérimenter ce que cela fait de faire entendre sa voix, l’homme en djellaba m’accoste par derrière en me disant « Je t’avais bien dit que seuls les Égyptiens pouvaient voter ».
Je ne réponds pas, en fait je pars avec le sentiment de ne pas être à ma place. L’homme à l’ampoule va gagner avec une marge de voix massive et ce n’est pas l’Égypte que j’avais espérée.
En partant, l’homme à la djellaba me gratifie d’un dernier trésor de sagesse : « Bienvenue dans la nouvelle Égypte mon frère, tu as plutôt intérêt à vite t’y faire. Et merci beaucoup pour la tameya ! ».
Sympa, le type.
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