Publié sur Voix Arabes

L’essor du patriarcat ?

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ImageAu printemps dernier, j’ai écrit un billet sur la montée du conservatisme parmi les hommes âgés de 15 à 35 ans au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (région MENA). Le conservatisme se développe malgré l’amélioration du niveau d’instruction et une plus grande ouverture sur le monde par rapport à la génération précédente. Il a été mesuré par le nombre d’individus qui réprouvent le travail des femmes à l’extérieur de leur foyer : d’après une enquête menée en 2008/09 auprès de 40 000 personnes à Amman, au Caire et à Sanaa, plus de 40 % des jeunes hommes ont exprimé des objections, tous niveaux de revenu et d’instruction et tous âges confondus. À l’époque, je m’étais demandé si le vote et les préférences des votants pouvaient faire avancer les droits des femmes.

Un an plus tard, les élections se sont soldées par la victoire d’un nombre démesurément élevé d’islamistes, ce qui amène à s’interroger sur l’évolution des droits des femmes. En Libye, avant même la tenue d’une élection officielle, le nouveau conseil a commencé par promettre de réintroduire la polygamie (était-ce là le plus grand péché de Kadhafi ?). Au Yémen et en Syrie, les femmes sont confrontées à la même menace qu’en Iraq et en Iran lors des précédents changements de régime. 

Pourquoi ce succès des islamistes ?

Parce que, dit-on, les mosquées ont joué un rôle de refuge pour les opposants aux régimes autocratiques, que les islamistes ont fourni à la population des services sociaux qui faisaient cruellement défaut et/ou qu’ils étaient considérés comme peu corrompus. Cela n’explique pas tout. Une question demeure : pourquoi des gens continuent-ils de soutenir les islamistes lorsqu’ils n’ont plus besoin de se cacher et que les partis laïques proposent une voie différente ?

On néglige une autre explication : l’écart de fécondité entre familles laïques et familles conservatrices au cours des dernières décennies. Les familles conservatrices ont tout simplement eu davantage d’enfants que les familles laïques. Sachant que les deux tiers des habitants de la région MENA ont moins de 30-35 ans, beaucoup d’électeurs viennent de familles traditionnelles conservatrices. Ils sont plus nombreux que ceux qui ont une vision « moderne ».

La montée du conservatisme ne s’observe pas uniquement chez les musulmans et dans la région MENA. C’est une tendance présente dans le monde entier. Aux États-Unis, par exemple, le Tea Party et l’électorat socialement conservateur (le mouvement évangélique) gagnent du terrain. En Israël, juifs orthodoxes et laïques se sont récemment affrontés à propos de la ségrégation hommes/femmes dans les lieux publics. Et l’Europe n’est pas en reste.

Dans son article sur le retour du patriarcat (« The Return of Patriarchy »), Philip Longman explique que, « après la Deuxième Guerre mondiale, presque tous les segments des sociétés modernes se sont mariés et ont eu des enfants. Certains en ont eu davantage que d’autres, mais les familles religieuses et les familles laïques avaient peu ou prou le même nombre d’enfants, et rares étaient les ménages qui n’en avaient pas. Aujourd’hui, en revanche, un certain nombre de laïques n’ont pas d’enfants, et les couples n’en ont souvent qu’un ou deux. Contrairement à la génération du baby-boom de l’après-guerre, les enfants de demain seront en majorité les descendants des segments de la société qui ont un esprit moins ouvert et sont culturellement conservateurs… [C’est pourquoi] les sociétés avancées deviennent plus patriarcales, que cela leur plaise ou non… »

Malheureusement, en général, les indicateurs démographiques n’opèrent aucune distinction entre religiosité et laïcité, mais différencient les taux de fécondité au niveau national ou régional, et, au mieux, entre zones rurales et urbaines, entre riches et pauvres ou entre individus instruits et non instruits.

Dans le cas de l’Égypte, on peut tirer quelques déductions du graphique ci-dessous. Dans ce pays, la fécondité moyenne est tombée de 4,5 enfants par femme à 3 sur les 20 dernières années. Cependant, la fécondité des femmes vivant en milieu rural, peu instruites et pauvres reste plus élevée que celle des femmes habitant dans une zone urbaine, instruites et appartenant à une catégorie de revenu plus élevée. Dans l’hypothèse où les femmes du premier groupe ont davantage de probabilité de faire partie d’un ménage traditionnel croyant, leurs enfants seront plus nombreux que ceux des femmes membres d’un ménage laïque. Le dividende démographique de l’Égypte pourrait donc provenir des familles traditionnelles, qui auront tendance à voter pour des candidats défendant des valeurs traditionnelles conservatrices. Il en va de même dans les autres pays du Moyen-Orient.

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Mais, au delà des populations rurales, pauvres et peu instruites, le conservatisme religieux peut toucher tous les niveaux de revenu et d’instruction. Dans quelle proportion est-il représenté au sein de la classe moyenne urbaine ?

Pour préciser l’impact de l’écart de fécondité, je me suis à nouveau reportée à l’enquête de 2008/09. Les attitudes à l’égard du travail des femmes à l’extérieur permettent de classer les individus dans la catégorie « conservateurs » ou dans la catégorie « laïques ». Les hommes âgés de 15 à 30 ans qui réprouvent le travail des femmes en dehors de leur foyer ont une probabilité supérieure de 8 % d’être issus d’une famille nombreuse, tous niveaux d’instruction et de revenu confondus (variable statistiquement très significative), ce qui laisse à penser que, plus une famille compte de membres, plus elle a tendance à être conservatrice.   

Démographie rime avec démocratie. Si le Printemps arabe a commencé avec des hommes et des femmes côte à côte, il pourrait toutefois se terminer différemment en raison du succès des mouvements islamiques. Ce succès a peut-être moins à voir avec des réactions de rejet vis-à-vis des dictateurs d’hier et davantage avec les valeurs qui ont été inculquées aux électeurs dès leur enfance. Le conservatisme religieux prend de l’ampleur non seulement dans la région MENA mais aussi dans le monde entier. Hélas, il vise en premier lieu à remettre en cause les droits des femmes. 


Auteurs

Nadereh Chamlou

Ancienne conseillère principale auprès de l’économiste en chef

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