Le téléphone sonne. Il me réveille peu avant 7 heures du matin. Je n’ai quasiment pas dormi de la nuit en raison du vacarme incessant des mitraillettes au-dehors. Et cela fait une semaine que cela dure, depuis l’instauration du couvre-feu. Dès que la nuit tombe, les tirs commencent et ne s’arrêtent qu’aux premières lueurs du jour.
Des chars et des camions blindés ont été déployés dans tout Le Caire. À Maadi, ils sont postés sur toutes les places et à tous les carrefours. Internet et les lignes téléphoniques internationales ont été coupés et il est impossible de communiquer avec le reste du monde. Les téléphones mobiles n’ont pas accès aux réseaux internationaux et ne peuvent pas recevoir d’appels de l’étranger. Les services de sécurité ont réussi à nous piéger tous chez nous la moitié du temps et seuls les appels locaux sont possibles. Fermer Internet, c’est la solution qu’a trouvée le gouvernement pour empêcher les gens de se masser sur la place Tahrir et ailleurs dans le pays. Et malgré tout ça, malgré les couvre-feux, les manifestations gigantesques continuent.
Mais cette suspension d’Internet et des communications internationales n’est pas sans conséquences. Ainsi, pour notre famille, il n’y a plus moyen de coordonner le traitement de ma mère entre ses médecins à Washington et ceux du Caire.
Pour les millions de touristes qui tentent de quitter l’Égypte, il n’est plus possible de changer sa réservation sur le Web ou de joindre quiconque en dehors du pays pour demander de l’aide. Les gens sont désespérés. La télévision égyptienne diffuse tous les jours des reportages montrant le chaos absolu qui règne dans tous les aéroports égyptiens.
Pour moi, rester en Égypte n’a plus de sens. Accablé de douleur, j’ai compris qu’il est temps de partir, et de reprendre le travail que j’ai dû abandonner il y a plusieurs semaines. Cependant, moi non plus, je n’ai aucun moyen de partir, de m’échapper. Les bureaux des compagnies aériennes sont tous fermés ou inaccessibles en raison de l’insécurité dans le pays. Je n’ai pas Internet pour pouvoir modifier ma réservation en ligne, et je ne peux pas non plus appeler le numéro de ma compagnie aérienne à l’étranger. Qui plus est, aller à l’aéroport ne servirait à rien car ne j’ai aucune place confirmée sur un vol en partance.
Mais, surprise, une excellente amie trouve le moyen d’appeler sur notre ligne fixe à la maison grâce à un téléphone satellite, mode de communication que le gouvernement ne parvient visiblement pas à contrôler. Cette amie a passé plusieurs journées à essayer de m’obtenir une nouvelle réservation, pour s’entendre dire qu’il n’y aurait aucune place disponible avant plusieurs semaines. Les compagnies aériennes sont submergées d’appels d’amis et de parents qui essaient de faire sortir leurs proches d’Égypte, et des millions de touristes sont partis à la chasse aux billets d’avion voilà plusieurs jours, bien avant que je n’envisage même de rentrer. Les possibilités qui s’offrent à moi paraissent donc limitées.
Or, le sort a voulu que mon amie fasse un miracle. Elle m’a trouvé une place sur le vol régulier de BA, dont l’heure de départ a été décalée de 8h00 à 16h00. Apparemment, elle a appelé toutes les heures, à l’heure pile, dans l’espoir que quelqu’un annule, comme le lui avait conseillé l’agent de BA. Donc, elle me téléphone, m’informe du succès de sa démarche auprès de BA et me précise aussi qu’elle a lu qu’en raison de l’insécurité, toutes les compagnies aériennes vont suspendre dès le lendemain leurs vols depuis l’Égypte. Je dois profiter de cette réservation pour le lendemain, car dès le surlendemain, plus aucun avion n’atterrira sur le sol égyptien, et tous ceux qui voudront partir seront coincés.
J’étais venu pour être près de ma mère, hospitalisée, et je me suis retrouvé pris dans une révolution, une révolution qui a dégénéré en un bain de sang violent. Mais si je ne pars pas maintenant, nul ne sait quand je le pourrai. Je ne pourrai pas non plus travailler. Pas d’Internet, pas d’e-mail. Pas de communications téléphoniques internationales, pas de Blackberry. Vous restez là, avec pour seul média accessible les médias gouvernementaux, lesquels ne vous apprennent pas grand-chose.
Comme d’habitude, je vais me coucher au petit jour, lorsque les tirs de mitraillettes prennent fin. On a toujours l’impression que le calme répond au premier appel à la prière, qui résonne au point du jour. Il suffit que les mots Allah ho Akbar, Dieu est grand, soient prononcés, pour que le chaos semble se dissiper.
Je viens tout juste de fermer les yeux que le téléphone de notre maison se met à sonner. Le réveil affiche un peu moins de 7h00 et je bondis hors de mon lit. Il faut quelques sonneries pour que mon cœur ralentisse et que je puisse répondre. Ma sœur est à l’autre bout du fil, pour me dire que son beau-frère part pour l’aéroport accueillir sa fille qui arrive des États-Unis. Elle m’explique qu’elle s’est s’entendue avec lui pour qu’il passe me prendre et me conduise jusqu’à l’aéroport. À 7h00, le couvre-feu est levé, et c’est maintenant ou jamais. J’ai une réservation confirmée, et aucun vol n’entre dans le pays demain. Ma sœur, Sherifa, perçoit au son de ma voix que j’hésite à partir, mais elle me dit avec conviction qu’elle a un « pressentiment » et qu’il faut que je parte maintenant. Lorsque je lui réponds que mon avion ne décolle qu’à 16h00 et qu’il n’est pas utile de prendre le chemin de l’aéroport dès 7h00, elle me répète, de manière très persuasive, que quelque chose lui dit que je dois profiter de cette voiture pour aller à l’aéroport maintenant.
Je l’ai écoutée. Elle avait mille fois raison. Je suis effrayé de voir tous ces chars sur la route de l’aéroport. J’ai bien envie de prendre une photo, mais je redoute les conséquences que pourrait avoir mon geste. Il ne nous faut que 30 minutes pour rejoindre l’aéroport depuis Maadi, car il n’y a personne sur la route. Et plus d’une heure pour arriver jusqu’à l’entrée principale du terminal. Nous nous rapprochons le plus possible du terminal, puis nous finissons le trajet à pied.
À l’intérieur du terminal 1, c’est le chaos. Le chaos absolu.
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