À son arrivée en Jordanie, Abd a été choqué par le manque d'eau. Craignant pour la vie de ses enfants après la destruction de sa maison, il avait fui la Syrie en 2013. Depuis, il s'est habitué à économiser l'eau. « Les pénuries d’eau sont une constante menace, explique-t-il. Et à cause de la pandémie de COVID-19, j'ai dû acheter pour ma famille encore plus d'eau livrée par camion-citerne, au prix fort. »
Quels sont les enjeux de l'eau pour Abd et les millions de personnes déplacées ou soumises à des conflits armés incessants dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) ? L'eau est-elle uniquement un facteur de conflits et de déplacements forcés, comme on l'affirme souvent ? Ou les liens entre eau, conflit et déplacement forcé sont-ils plus complexes et multidimensionnels ? Un nouveau rapport de la Banque mondiale, intitulé Flux et Reflux. Volume 2. L'eau dans l'ombre des conflits dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord apporte des réponses à ces questions et expose quatre points clés :
Premièrement, l'eau est plus souvent une victime qu'une cause principale des conflits dans la région MENA . À partir des données compilées par l'université Duke (a), notre rapport fait état d'au moins 180 cas d’attaques contre des infrastructures hydrauliques depuis 2011 lors des conflits à Gaza, au Yémen, en Syrie et en Libye, privant des centaines de milliers de personnes d'accès à l'eau. Les affrontements survenant de plus en plus souvent dans des zones urbaines densément peuplées, avec l'utilisation d'armements extrêmement explosifs et d'engins aériens télécommandés, il faut d'urgence protéger ces cibles que sont les infrastructures hydrauliques civiles.
Deuxièmement, l'eau peut être une source de coopération entre les pays et entre les territoires d’un même pays de la région MENA . L'histoire régionale montre, étonnamment peut-être, que l'eau y a plus souvent abouti à la coopération qu'au conflit. En nous appuyant sur deux bases de données de référence répertoriant des phénomènes passés — la base WARICC sur les conflits et la coopération inter‑États relatifs à l'eau (a) et la base de données de l'université d'État de l'Oregon sur les litiges frontaliers liés à l'eau douce (a) —, notre rapport met en évidence que, dans leurs relations impliquant les ressources en eau, les pays ou les populations en viennent finalement à coopérer plutôt qu'à s'engager dans des litiges, voire des conflits. Si, de toute évidence, cela n'exclut pas l'éventualité de différends autour de l'eau, cela souligne l'intérêt de recherches et de mesures privilégiant son rôle potentiel comme moteur de coopération.
Troisièmement, l'accès à l'eau représente une lutte quotidienne pour des millions de personnes déplacées et pour leurs communautés d'accueil . Abd achète de l'eau de mauvaise qualité, acheminée par camion-citerne. Et comme la COVID-19 a accru la nécessité de lavage des mains et les exigences d'hygiène en général, les dépenses en eau de son ménage ont doublé. Au sein des populations déplacées, l'accès à l'eau est encore plus difficile pour les groupes marginalisés. Ainsi, dans les camps et les communautés d'accueil, les mesures permettant de satisfaire aux besoins des personnes en situation de handicap sont rares. En outre, les femmes et les filles sont les plus exposées aux épreuves en général et aux risques résultant du manque d'eau en particulier.
Enfin, l'eau est essentielle à la reconstruction et à la reprise à la suite d'un conflit . Cela passe notamment par des politiques publiques qui favorisent le développement de l'autonomie et des compétences chez les responsables de la gestion des ressources et de l'approvisionnement en eau au sein des populations déplacées et de leurs communautés d'accueil. Au Liban, par exemple, le projet d'urgence pour les services municipaux, financé par la Banque mondiale, était destiné à la population locale comme aux réfugiés syriens. Suivant une démarche décentralisée et consultative qui encourageait l'inclusion des femmes, ce projet visait à faire entendre leur voix dans les décisions portant sur le choix d'infrastructures hydrauliques alternatives. En outre, pour favoriser la reconstruction suite à un conflit, les pouvoirs publics doivent systématiquement inscrire les mesures concernant l'eau dans les débats plus largement menés sur les politiques humanitaires et de développement. Il sera ainsi plus facile d'identifier les possibilités de collaboration et d'éviter que des solutions à court terme, destinées à répondre à des besoins humanitaires d'urgence comme par exemple l'approvisionnement par camion-citerne, soient préjudiciables à des mesures à plus long terme, requises pour régler les problèmes structurels.
En conclusion, une approche intégrée est nécessaire pour que les acteurs du développement puissent agir en faveur de la sécurité hydrique des personnes déplacées et de leurs communautés d'accueil. Il convient d'intégrer les interventions à tous les niveaux géographiques, en ciblant les investissements, d'abord à l'échelle locale, puis nationale ou même régionale. Pour éviter d'enfermer des pays dans des modèles non soutenables de gestion de l'eau, les pouvoirs publics doivent procéder à des arbitrages entre des actions à court terme répondant sans coordination à des besoins en eau immédiats, et d'autres mesures, à long terme, destinées à surmonter des problèmes structurels.
Voir aussi :
- Le rapport complet est téléchargeable ici.
- Ce travail a été rendu possible grâce à la contribution financière du Partenariat mondial pour la sécurité hydrique et l'assainissement (GWSP), créé par le pôle mondial d'expertise en Eau du Groupe de la Banque mondiale. Pour en savoir plus, consulter la page www.worldbank.org/gwsp (a).
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