Depuis le début de la pandémie de COVID-19 en Tunisie au printemps dernier, l'une des principales questions a été de savoir quel impact cette pandémie aurait-elle sur la population du pays.
De nouvelles études suggèrent que la pandémie risque d'exacerber les problèmes de développement du pays en inversant la tendance récente en matière de réduction de la pauvreté. Davantage de personnes passeront probablement sous le seuil de pauvreté et la pauvreté existante risque de s'aggraver par le biais de quatre grands canaux : les revenus du travail, les revenus non liés au travail, les effets directs sur la consommation et la perturbation de services.
Quels Tunisiens sont susceptibles d'être les plus touchés par la pandémie, et dans quelle mesure le gouvernement peut-il en atténuer les effets ? Un nouveau document de travail de la Banque mondiale qui se focalise sur les revenus du travail et la consommation constate que les mesures compensatoires d'urgence prises par le gouvernement pourraient contribuer grandement à réduire les pertes sur le front de la pauvreté.
Les plus pauvres et les plus vulnérables sont les plus durement touchés par la COVID-19
Notre nouvelle étude associe les chocs sur le travail et les prix pour simuler l'impact de la COVID-19 sur le bien-être des ménages selon deux scénarios :
Optimiste : utilise les récentes estimations de la Banque mondiale de -8,8% de croissance du PIB réel, à prix constants des facteurs ;
Pessimiste : prévoit une croissance de -11,9% (c'est-à-dire que l'économie réalise la même croissance que celle du premier semestre 2020). Ce scénario s'appuie sur les enquêtes téléphoniques auprès des ménages réalisées pendant la COVID-19 (par l'Institut national de la statistique, en collaboration avec la Banque mondiale) et l'enquête sur le budget des ménages en Tunisie en 2015.
Les résultats indiquent que la pauvreté devrait augmenter de 7,3 points de pourcentage selon le scénario optimiste et de 11,9 points de pourcentage selon le scénario pessimiste. Cela signifie une augmentation de plus de 50 % de la pauvreté dans le premier scénario et un quasi-doublement du taux de pauvreté dans le second - ce qui inverse la tendance à la baisse de la pauvreté constatée au cours de la dernière décennie. En outre, on s'attend à ce que davantage de personnes perdent leurs revenus et deviennent ainsi vulnérables à la pauvreté. L'écart de pauvreté (le déficit de pauvreté de l'ensemble de la population) passerait de 3,2 % à 4,4 % dans le scénario optimiste, et à 5 % dans le scénario pessimiste.
Les ménages dont la consommation par habitant se situe dans les 20 % les plus pauvres de la population - qui sont principalement concentrés dans les régions du centre-ouest et du sud-est de la Tunisie - seraient les plus touchés. Quant aux personnes les plus vulnérables, il s'agira probablement de femmes, vivant dans des ménages nombreux, sans accès aux soins de santé et d’employées sans contrat. Alors que 42% des personnes actuellement employées en Tunisie n'ont pas de contrat, 53% des personnes qui sont tombées dans la pauvreté à la suite de la pandémie et 47% du groupe le plus vulnérable sont susceptibles d'être employées sans contrat.
Mesures gouvernementales visant à atténuer l'impact de la COVID-19
Le 21 mars 2020, dans le but d'atténuer certains des impacts de la pandémie, le gouvernement tunisien a annoncé, promulgué et progressivement mis en œuvre un plan d'urgence sociale et économique exceptionnel, qui cible les plus pauvres et les plus vulnérables - couvrant près de 1,1 million de personnes (tableau 1). En simulant les effets de la pandémie sur le bien-être en présence de toutes ces mesures de transfert compensatoires, nos études montrent qu'il y aurait un impact positif sur la pauvreté. Plus précisément, l'augmentation de la pauvreté serait de 6,5 points de pourcentage si des mesures d'atténuation sont prises- alors que la pauvreté augmenterait de 7,3 points de pourcentage en l’absence de telles mesures (voir tableau 2). De même, l'extrême pauvreté, l'écart de pauvreté et l'inégalité s'en sortiraient tous mieux avec la mise en œuvre de ces mesures que si elles n'étaient pas prises.
Tableau 1 : Les mesures compensatoires prises par la Tunisie pour atténuer l'impact de la COVID-19
Population cible |
Montant de l'aide |
Période |
Nombre cible en théorie |
Familles dans le besoin (PNAFN / AMG1) |
50TND (15 dollars) |
Avril 2020 |
260,000 ménages |
60TND (17 dollars) |
Mi 2020 |
||
Familles à revenus limités (AMG2) |
200 TND 200 TND (70 dollars) |
Avril+Mai 2020 |
370,000 ménages |
Familles s'occupant d'une personne sans soutien familial |
200 TND (70 dollars) |
Avril 2020 |
779 ménages |
Des pensions de retraite peu élevées (moins de 180 TND-60 dollars) |
100 TND Avril (30 dollars) |
Avril 2020 pension portée à 180 dinars à partir du mois d'août |
140,000 ménages |
Famille " Istimarat " (à l'exclusion des familles aux revenus limités)
|
200 TND (70 dollars) |
Mai 2020 |
301,149 ménages |
Source : Données obtenues auprès du ministère des affaires sociales. Note : Mesures d'urgence annoncées le 21 mars 2020
Tableau 2 : Impact de la COVID-19 en présence de mesures d'atténuation
Avant la COVID |
Après la COVID |
Après les mesures d’atténuation |
Différence (sans mesure d'atténuation) |
Différence (avec mesure d'atténuation) |
|
Extrême pauvreté |
2.9 |
7.4 |
6.9 |
4.5 |
4 |
Pauvreté |
13.7 |
20.9 |
20.2 |
7.3 |
6.5 |
Écart de pauvreté plus faible |
0.5 |
2.0 |
0.7 |
1.5 |
1.3 |
Écart de pauvreté supérieur |
3.2 |
6.4 |
4.2 |
3.2 |
1 |
Inégalité |
37.0 |
39.5 |
39.2 |
2.5 |
2.2 |
Source: calculs des auteurs basés sur EBCNV 2015 (Enquête Nationale sur le Budget, la Consommation et le Niveau de Vie des Ménages). Note : (i) Les simulations sont basées sur les mesures annoncées car il n'y a pas d'accès à l'information sur les dépenses réelles dans le cadre de ces mesures. (ii) Les données utilisées ne nous permettent pas de nous focaliser sur une région. En outre, les activités visées par les mesures gouvernementales sont davantage concentrées dans les régions côtières. La région du Sud, où se sont concentrées certaines des émeutes, se caractérise par l'industrie de l'extraction pétrolière et certaines industries chimiques qui n'emploient pas une main-d'œuvre importante.
Ces résultats montrent qu'à l'avenir, il serait extrêmement important de veiller à ce que la croissance économique profite aux pauvres et soit donc inclusive. Il serait peut-être important d'envisager de favoriser l'emploi ainsi que des mécanismes de subsistance alternatifs dans les régions et les zones qui ont été laissées pour compte. Le choc supplémentaire introduit par la COVID-19 devrait accroître le taux de pauvreté et les inégalités en Tunisie. Ce regroupement de la population juste au-dessus du seuil de pauvreté entraîne des conséquences importantes face à un risque élevé auquel le pays est confronté à l'avenir. De nombreux ménages pourraient retomber dans la pauvreté en raison de chocs environnementaux ou économiques. C'est pourquoi les mécanismes visant à protéger ce vaste sous-groupe vulnérable devraient constituer une priorité absolue.
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