Publié sur Voix Arabes

L’après-Printemps arabe, les islamistes et l’AKP turc

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ImageÀ bien des égards, on peut déjà dire si la Turquie est ou non un modèle pour un certain nombre de formations politiques de la région MENA : la réponse est un oui indiscutable, même s’il n’a pas nécessairement beaucoup d’écho. Depuis la proximité de leurs dénominations — du moins en Égypte, au Maroc et en Turquie —, qui renvoient toutes aux notions de justice, de développement et de liberté, à un appui affiché à la démocratie politique et au pluralisme, les partis islamistes égyptien, marocain et tunisien peuvent être apparentés à l’AKP turc (Parti pour la justice et le développement), dont ils semblent largement épouser les positions, à savoir un soutien ostensible à la démocratie multipartite et au libéralisme économique. Avec les salafistes, c’est une autre histoire. S’ils sont eux aussi pour le pluralisme démocratique, ils paraissent plus réservés vis-à-vis de l’économie libérale. Si le FJP égyptien (parti Liberté et justice), l’Ennahda tunisien et le PJD marocain (Parti de la justice et du développement) se déclarent publiquement en faveur des forces du marché, ils expriment aussi une vraie indignation, compréhensible, vis-à-vis des pratiques du passé faites de corruption et de capitalisme de copinage. C’est là une attitude positive, si tant est que leurs politiques économiques respectent effectivement le sens du marché. De l’avis général, les nouveaux partis islamistes en Libye et en Syrie devraient plus ou moins embrasser aussi ces grands modèles.

Certains pourtant, qui s’intéressent aux fondements sociaux de l’AKP et à son évolution dans la Turquie laïque, sont plus circonspects. Selon Vali Nasr, Sebnem Gumuscu et bien d’autres (a), l’émergence d’un AKP en chantre de l’économie de marché et de la mondialisation repose sur l’apparition d’une nouvelle classe d’hommes d’affaires pieux dans le sillage de la libéralisation économique de la Turquie, dans les années 1980. Sebnem Gumuscu résume parfaitement la situation : "... la libéralisation économique a donné naissance à une classe organisée d’hommes d’affaires dévots et puissants, issus de la bourgeoise de province, qui a plaidé pour un plus grand pragmatisme politique et une stabilité accrue, en plus du resserrement des relations avec l’Union européenne, le principal partenaire commercial du pays". Les actuels dirigeants du parti au pouvoir, portés par le dynamisme de ces individus, ont rompu voici dix ans avec le RP (Refah Partisi ou Parti du bien-être) pour fonder l’AKP. Le RP, rebaptisé SP (Saadet Partisi ou Parti de la félicité), conserve 2 à 3 % des suffrages.

Un autre facteur qui singularise l’AKP tient à ce que nombre de ses dirigeants, y compris Tayyip Erdogan, avaient occupé un poste de responsabilité, quand bien même local, avant de présider aux destinées du pays. En tant que maire d’Istanbul, Erdogan a vite compris la différence entre les slogans du type "l’Islam est la solution" et la nécessité de fournir les infrastructures et les services indispensables à une ville de 14 millions d’habitants en pleine expansion. Le fait que l’AKP remonte en ligne directe, à travers différents partis islamiques, au Nizam (parti de l’Ordre) de 1969, entre également en ligne de compte. Autrement dit, il s’agit d’un parti politique qui a connu de nombreux revers électoraux et qui sait comment se délester, parfois radicalement, de tout ce qui pourrait effrayer des électeurs attachés à la laïcité.

Un autre facteur interfère, comme l’a récemment analysé Sinan Ulgen dans une publication intitulée From Inspiration to Aspiration: Turkey in the new Middle East (a) ("De l’inspiration à l’aspiration : la Turquie dans le nouveau Moyen-Orient") : il s’agit, au-delà de la solidité des traditions sécularistes du pays, des réformes qui sous-tendent l’actuelle légitimité du système démocratique et le développement économique rapide de la Turquie. Ces réformes, dont certaines sont en cours et qui, pour beaucoup, ont été engagées dans le contexte de l’UE et le sillage de la crise économique de 2001, concernent les partis politiques, la sécurité, le secteur financier, le logement ou le monde des affaires et comportent une forte dose de renforcement des capacités réglementaires. Or ces réformes, dans la plupart des pays de la région MENA, n’en sont qu’à leurs balbutiements.

Mais tout cela ne signifie pas pour autant que les islamistes du Printemps arabe n’iront pas ou ne pourront pas aller dans le sens de l’AKP. La plupart des observateurs estiment qu’avec le temps, le fait que les économies soient forcées de s’ouvrir pour créer des emplois et une croissance sans exclus forcera ceux qui les "détiennent" à se plier à la réalité en mettant en place un climat économique porteur — ce qui consistera notamment à adopter des mesures qui encouragent, et non pas dissuadent, les touristes, les investisseurs, les chercheurs, etc., à se rendre dans leur pays. Mais cela impose d’aller au-delà de la déclaration d’intention ou d’une adhésion passive à ces politiques. Ces nouveaux partis vont devoir soutenir des mesures difficiles mais nécessaires, alors même qu’ils sont confrontés au ralentissement de l’économie. Si la Turquie ou des pays comme la Malaisie ou l’Indonésie peuvent apporter d’utiles enseignements, les pays arabes devront cependant tracer eux-mêmes leur route vers de véritables démocraties portées par des économies dynamiques. D’autres billets reviendront sur ce processus évolutif à mesure que les partis seront aux prises avec les réalités économiques et politiques, et qu’ils s’attaqueront aux indispensables réformes.

 


Auteurs

Omer Karasapan

Coordonnateur régional Connaissances et apprentissage

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