Le premier ouvrage, de Timur Kuran, est intitulé The Long Divergence, How Islamic Law Held Back the Middle East ("La longue divergence : comment la loi islamique a bridé le Moyen-Orient"). Le second, par Niall Ferguson, a pour titre Civilization: the West and the Rest ("La civilisation : l’Ouest et le reste").
Selon la thèse développée par Timur Kuran, c’est la loi islamique qui, en favorisant la fragmentation de la richesse — au lieu de son accumulation — a empêché la formation de ces vastes conglomérats qui, à l’instar de la Compagnie des Indes orientales, ont été le moteur de la croissance dans les pays occidentaux. En effet, si la loi islamique a efficacement régi les droits de propriété, le commerce et les échanges ainsi que le respect des contrats, ses dispositions en matière d’héritage ont provoqué le démantèlement des biens, une part équitable devant être attribuée à chaque héritier. En Occident au contraire, les règles de succession — comme la primogéniture, qui accordait au fils aîné l’intégralité des biens — pourraient avoir posé les jalons de l’accumulation du capital, des économies d’échelle et de la transmission du pouvoir économique entre générations. Timur Kuran affirme aussi que le "système d’héritage islamique profitait aux épouses et aux filles, ce qui n’était pas le cas à l’époque préislamique" (p. 31). Alors que le monde islamique a été montré du doigt pour les inégalités hommes/femmes devant l’héritage, cette affirmation est intéressante qui montre que, pendant longtemps, les femmes musulmanes avaient en réalité plus de droits.
Niall Ferguson s’intéresse pour sa part aux six facteurs clés qui, selon lui, ont donné aux sociétés occidentales un formidable coup de fouet, leur permettant de prendre le reste du monde de vitesse pendant plusieurs siècles. Ces "killer apps", comme il les appelle, sont la concurrence, la science, la propriété privée, la médecine, la consommation et l’éthique du travail.
Si les facteurs mis en exergue par ces deux auteurs sont effectivement essentiels, j’estime qu’ils ont oublié un élément important, à savoir l’autonomisation des femmes et, partant, leur contribution économique. Jusqu’au début du 20e siècle, la plupart des pays d’Europe et l’Amérique avaient une qualité de vie — accès à l’eau, à l’énergie, à l’éducation et à la santé (d’où une meilleure espérance de vie et une plus faible mortalité maternelle et infantile) — assez semblable au reste du monde. Ce n’est qu’au siècle dernier que l’Occident a effectué son bond en avant, à partir du moment où la loi a commencé à accorder aux femmes la possibilité de contribuer pleinement à l’économie.
L'impact de l’émancipation de la moitié de la société — pour progressive et inachevée soit-elle — ne doit pas être sous-estimé. Dans un article paru le 23 décembre 2009, The Economist affirmait que "l’autonomisation économique des femmes est probablement l’évolution sociale majeure de notre époque… ce phénomène qui a touché les pays riches est l’une des révolutions les plus remarquables de ces 50 dernières années". Le 12 avril 2006, le magazine écrivait dans son article de une :
"Oubliez la Chine, l’Inde et Internet : la croissance économique est tirée par les femmes… La progression de l’emploi des femmes dans les pays riches a été le principal moteur de leur développement ces dernières décennies. Ces femmes ont davantage contribué à l’augmentation du PIB mondial que les nouvelles technologies ou les nouveaux géants que sont la Chine et l’Inde". Source
À l’Ouest, on pense généralement que les Occidentales ont toujours eu des droits économiques supérieurs à ceux de leurs semblables du reste du monde et que la chrétienté ne pratiquait pas de discrimination entre les sexes. C’est faux. Pendant pratiquement 1 400 ans, les femmes des pays musulmans ont devancé les Occidentales. Elles avaient le droit explicite d’hériter — même si leur part ne représentait que la moitié de celle des hommes. Elles bénéficiaient en outre d’une indépendance financière totale pour gérer leurs biens, pouvaient être propriétaires et avaient le droit de signer des contrats légaux sans interférence d’un homme de la famille (la charia interdit aux hommes de se mêler des affaires d’une femme si celle-ci ne le souhaite pas).
À l’inverse, les Occidentales héritaient rarement et n’avaient guère d’indépendance financière ou de droits de propriété, conformément au principe de la coverture. Dès le début du Moyen-âge, la common law anglaise sépare en effet les femmes en deux groupes : les adultes célibataires, qui ont le statut juridique de femme seule (feme sole) et les femmes mariées, qui passent alors au statut de femme couverte (feme covert). Les premières peuvent avoir des biens et signer des contrats en leur nom. Mais dès qu’elle se marie, la femme perd toute personnalité juridique : celle-ci est fondue dans celle de son mari et l’épouse ne bénéficie plus que de quelques droits individuels. Plus question d’être propriétaire, de signer des documents légaux, de passer un contrat ou de suivre des études sans le consentement de son mari. Si elle travaille, ses gains vont à son mari. Celui-ci peut utiliser, vendre ou disposer des biens de son épouse (sauf dispositions spécifiques antérieures au mariage) sans son autorisation. Cette situation a eu des implications dans pratiquement tous les autres domaines juridiques, de la garde des enfants au droit bancaire en passant par les règles de nationalité ou le droit du travail.
Ce statut était inscrit dans la common law anglaise mais aussi dans les textes en vigueur aux États-Unis et bien d’autres systèmes juridiques sous influence de la législation anglaise. Il a perduré jusqu’au 19e siècle, quand des lois sur la propriété des femmes mariées ont commencé à être votées dans de nombreuses juridictions anglophones, ouvrant la voie à de nouvelles réformes. Cela a été le cas dans plusieurs États américains. Le Connecticut a été l’un des premiers, en 1809, à permettre aux femmes de rédiger des testaments mais la coverture a parfois été maintenue jusqu’au début du 20e siècle.
Elle a d’ailleurs continué à influencer d’autres lois avant d’être progressivement abandonnée, à partir de la fin des années 1970, à travers le projet des droits de la femme de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). La chronologie des décisions rendues par la Cour suprême des États-Unis, qui allaient lentement entailler ce statut inférieur des femmes, mérite d’être consultée parce que bien des évolutions que l’on considère désormais comme acquises et anciennes sont en fait relativement récentes (Source en anglais).
Les femmes et, surtout, les pères fortunés qui n’avaient pas d’héritier mâle, ne sont pas restés passifs. Un certain nombre de dispositifs ont été mis en place pour contourner cette coverture. Dans un article consacré à la coverture et au capitalisme, Amy Louis Erickson écrit :
"Les particularités de ces lois ont eu deux conséquences pour le développement du capitalisme : premièrement, le caractère draconien de la coverture a imposé très tôt des contrats de gré à gré et des arrangements financiers complexes, qui ont habitué les gens à des concepts juridiques et financiers ardus, et instauré un climat dans lequel s’est banalisée la sécurité juridique attachée à la notion de propriété (le fondement même du capitalisme) ; ensuite, délivrée de l’effet inhibiteur de la tutelle légale, l’Angleterre disposait de 50 % de population supplémentaire à même de faire circuler les capitaux, pour la bonne et simple raison que ce marché comprenait, en plus de la population masculine, celle des femmes célibataires, soit la moitié de la population féminine."
Source: History Workshop Journal, 59, printemps 2005, pp. 1-16.
Quid du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ? Dès le début du 19e siècle, les grandes puissances locales se sont lancées dans de vastes programmes de réforme, à l’instar des tanzimat dans l’Empire ottoman ou des transformations initiées en Iran. Un certain nombre de concepts juridiques et administratifs venus de l’Ouest ont été intégrés dans ces textes quand il ne s’agissait pas de copie pure et simple. La plupart des lois et réglementations importées — sur la citoyenneté, la retraite, le droit du travail, etc. — sont à l’origine du "code de statut civil", par opposition au "code de statut personnel" qui s’inspire, lui, de la charia.
Comme nous l’avons vu précédemment, ces lois comportaient, au moment de leur importation, un fort biais à l’encontre des femmes. Mais alors que l’Occident s’en détachait progressivement, la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord les a adoptées au nom de la modernisation et, avec le temps, cette discrimination toute occidentale a fini par être justifiée et interprétée au nom de l’Islam.
Le fait que l’Ouest libère la moitié de sa population de ses entraves alors que le "reste" campe sur ses positions explique forcément une partie de la "divergence". Si nos deux auteurs ont identifié avec force un certain nombre de facteurs clés à l’origine de cette divergence, ils sont l’un et l’autre passés à côté de cet aspect essentiel que constitue l’autonomisation des femmes.
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