Publié sur Voix Arabes

La démocratie ne s’éteint jamais

De retour de Libye, je voudrais partager avec vous une expérience qui m’a marquée. Je me suis rendue à 70 kilomètres à l’ouest de Tripoli, dans une ville d’environ 20 000 habitants nichée sur la côte méditerranéenne. Remontant aux temps préhistoriques, l’endroit conserve les traces de son histoire qui a vu se succéder les civilisations, depuis l’âge de pierre à l’époque islamique, en passant par les périodes phénicienne, hellénique, romaine et byzantine. Ces admirables vestiges témoignent de l’enracinement d’un peuple dans l’histoire, qui a une conscience aiguë du temps et une compréhension instinctive du changement. Et c’est là que j’ai pu observer la détermination farouche des Libyens à défendre leur toute jeune démocratie et leur liberté retrouvée. Cela ne fait aucun doute.

World BankCette nouvelle donne démocratique a pris les traits du maire de la ville, un trentenaire fraîchement élu venu à ma rencontre. C’est lui qui m’a emmenée découvrir ces sites archéologiques impressionnants, véritable mille-feuille historique. Sur cette côte découpée, où l’Afrique plonge dans la Méditerranée, la cité ancienne est un hommage éloquent à la puissance, à l’endurance, à la tolérance et à la gloire. Mais elle parle aussi d’édiles au service de la population. Sur la vaste place principale, il est facile d’imaginer les allers-venues des commerçants affairés qui ont fait la richesse du lieu. La complexité du réseau d’adduction d’eau et d’égouts entourant le site atteste de l’importance que les dirigeants de la ville accordaient aux services fournis à leurs administrés, bien conscients que leur autorité ne pouvait reposer uniquement sur la force. Le marché et les cales à poissons creusées dans la roche témoignent d’un souci commercial et nutritionnel et les bains publics de l’importance raisonnée attachée à l’hygiène. Sans parler du grand théâtre et du stade, dont la fouille n’est pas achevée, qui montrent leur volonté d’offrir au peuple des distractions et à la jeunesse des occupations, à travers notamment l’athlétisme. Les temples romains et les églises byzantines rappellent quant à eux la vie spirituelle intense de la cité.

Pour la plupart des habitants de ce beau pays, la vie a toujours été régie par le dictateur qui les a dirigés d’une main de fer pendant 42 ans. La peur faisait partie du quotidien et l’on ne se confiait, à mi-voix, qu’à ceux en qui on avait toute confiance. Des décrets ridicules et aberrants tombaient régulièrement, entretenant l’incertitude et interdisant toute continuité des institutions, qui seule aurait permis de rendre possible l’alternance du pouvoir. À Tripoli, une éminente professeur d’université (en architecture et urbanisme) m’a raconté comment un étudiant qui avait raté tous ses examens avait été nommé président de l’université. C’était alors, pour le régime, une façon de démontrer l’impuissance du corps professoral. Si elle a continué d’enseigner, c’est uniquement parce qu’elle devait nourrir ses enfants et qu’elle ne pouvait pas se passer d’un salaire mensuel de 100 dollars.

Tous les Libyens vous raconteront une anecdote attestant de cette politique absurde et surréaliste. Et c’est ce qui rend l’expérience récente du pays encore plus remarquable.

Alors que la situation retournait progressivement à la normale, les grandes villes du pays — Benghazi, Misrata, Tarhouna et Sebha — et les moins grandes, comme celle où je me suis rendue, ont organisé des élections locales. Elles l’ont fait par elles-mêmes, sans consignes du gouvernement central, pour répondre à la demande des populations. Celles-ci ont en effet réalisé, face à la vacance du pouvoir, qu’elles devaient se mobiliser au service de la collectivité. Des institutions ont été créées, des campagnes organisées, des postes disputés et des scrutins locaux organisés, donnant naissance à une nouvelle ère de représentation démocratique à l’échelon des municipalités.

Et c’est le conseil municipal élu qui a demandé à la Banque mondiale son avis sur l’aménagement urbain et municipal, la fourniture de services sociaux, les subventions, l’élaboration d’un budget municipal viable, l’organisation des services d’eau et d’assainissement et de collecte des ordures ménagères ou encore la construction de routes. Les élus nous ont aussi interrogés sur l’organisation institutionnelle de la ville et les solutions permettant à la population de faire entendre sa voix dans les décisions prises par le conseil.

Nous avons évoqué différents modes de gouvernance municipale dans le monde, en particulier dans les pays passés d’une dictature à la démocratie. Nous avons aussi posé les jalons d’un programme d’appui au renforcement des capacités de la municipalité. Autour du repas qui a suivi, j’ai demandé au président du conseil ce qu’il pensait du retour de la démocratie après tant d’années de dictature. « C’est simple, m’a-t-il dit, c’est la preuve que la démocratie ne s’éteint jamais ».

La Libye est un pays fortement urbanisé : près de 80 % de ses habitants vivent en ville. Ce qui signifie qu’indépendamment de la Constitution que les Libyens vont se donner, le rôle des autorités locales sera déterminant. Après des années de centralisation poussée à l’extrême, où un homme et son clan avaient raflé tous les pouvoirs, les gens sont avides de décentralisation. Ils veulent avoir des représentants dans les gouvernements locaux pour défendre leurs intérêts et ils veulent pouvoir réclamer des comptes à leurs équipes municipales. D’où l’importance de renforcer ce troisième pilier de la gouvernance, pour ancrer le pluralisme et restaurer la confiance de la nation.

Alors que je m’apprêtais à partir, un homme d’un certain âge m’a raconté qu’il avait fait ses études aux États-Unis dans sa jeunesse. C’est un ingénieur municipal et, à l’exception de ces années d’études à l’étranger, il a passé sa vie entière dans cette ville. Mon collègue lui a alors demandé ce qu’il pensait du jeune maire : « Les gens lui font confiance et ça, c’est fondamental pour nous. Il se concentre sur les services à organiser pour la population et ne perd pas de temps en bavardages ». Si seulement tous les élus pouvaient se comporter comme lui, le monde s’en porterait certainement mieux et ses habitants aussi.

Auteurs

Inger Andersen

Ancienne Vice-présidente de la Banque mondiale pour la Région Moyen-Orient et Afrique du Nord

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