Ce billet a fait l’objet d’une première publication dans
Future Development.
Le monde arabe est actuellement le théâtre de mouvements migratoires parmi les plus importants dans l’histoire moderne, avec 14 à 15 millions de réfugiés et de personnes déplacées dans leur propre pays. Cette estimation comprend plus de 10 millions de Syriens, près de deux millions d’Iraquiens déplacés et des centaines de milliers d’autres réfugiés qui ont fui pour la plupart vers la Syrie. À cela s’ajoutent deux millions de Libyens vivant à l’étranger, principalement en Tunisie, et 400 000 autres déplacés sur le sol libyen. La région est en outre sujette à de brusques mouvements de population : en témoigne le retour précipité de centaines de milliers d’Égyptiens qui résidaient en Libye, avec une première vague à l’été 2014, lors de l’intensification des combats, et une seconde, après la décapitation barbare de 21 de leurs compatriotes.
Ces arrivées massives, par nature déstabilisantes pour des sociétés déjà fragiles, n’obéissent généralement pas au stéréotype de populations désespérées, à la recherche d’un abri et en manque de nourriture et de soins. La région avait déjà connu des afflux de réfugiés issus principalement de la classe moyenne et ayant apporté avec eux leur revenu et leur épargne, à commencer par les Palestiniens en 1947. En 1997, le gouvernement jordanien (a) avait estimé le nombre de réfugiés iraquiens à plus de 400 000, établis pour la plupart à Amman et disposant de ressources. Depuis, beaucoup sont repartis au pays, mais ils sont nombreux à être restés en Jordanie, ainsi qu’en Syrie — du moins, jusqu’au déclenchement de la guerre civile en 2011 qui a provoqué un retour en masse. Pas moins de 30 000 Iraquiens défavorisés et tributaires de l’aide internationale restent cependant sur place. À cette population s’ajoutent environ 10 000 réfugiés (a) qui se sont déclarés auprès du HCR depuis les combats de l’été dernier et dont le nombre grandit. Le plus grand mouvement d’expatriation, cependant, s’est produit lors des guerres du Golfe, avec l’installation de nombreuses familles iraquiennes dans les villes syriennes. Ces réfugiés, qui étaient estimés à un million en 2010, basculent toujours plus dans la pauvreté.
Le cas des réfugiés libyens en Tunisie
On retrouve un phénomène similaire en Tunisie depuis l’arrivée massive de Libyens. Il est difficile d’estimer leur nombre, tant ils sont rares à demander le statut de réfugié. Ils proviennent pour la majorité de centres urbains et ont choisi de s’installer à Tunis et dans d’autres villes du pays ; les moins privilégiés ont tendance à s’établir dans le Sud, entre Gabès et Ras Jedir.
Selon le ministère tunisien du Commerce, le pays abrite environ un million de réfugiés [MPS1] , soit 10 % de la population totale. D’autres sources évoquent une proportion plus élevée, autour de 1,8 million. Les frontières ferment parfois temporairement pour gérer des afflux soudains de population, mais restent dans l’ensemble ouvertes aux Libyens, qui n’ont pas besoin de visa pour se rendre en Tunisie et bénéficient d’une convention signée en 1973 leur permettant théoriquement de travailler, de fonder une entreprise et de jouir d’une certaine liberté de mouvement dans le pays.
Le nombre des réfugiés accueillis est massif, au regard notamment des difficultés économiques. Mais, malgré les tensions, aucun débordement n’a été signalé. Naturellement, certains s’indignent du comportement des Libyens les plus nantis, qui alimente désormais régulièrement les titres de la presse tunisienne. Les critiques ciblent toutefois principalement les jeunes Libyens de sexe masculin, les familles ayant généralement reçu un accueil plus chaleureux.
Les Tunisiens se plaignent de la hausse des loyers et de la pression sur les services, protestant de l’utilisation faite par les Libyens de produits subventionnés, comme le pétrole importé de Libye. Le 4 décembre 2014, le ministre tunisien des Affaires étrangères Mongi Hamdi [MPS2] a demandé aux autorités libyennes d’abaisser le prix du pétrole, observant qu’il n’était pas raisonnable que la Tunisie l’achète au prix du marché pour voir ensuite les Libyens « consommer l’essence subventionnée par le gouvernement tunisien » (a).
L’école publique demeure fermée aux enfants libyens, mais l’enseignement privé les accueille. Si cette situation perdure, de plus en plus de familles pourraient voir leur épargne fondre et se retrouver dans l’incapacité de payer les frais de scolarité et de ne plus pouvoir assurer les dépenses de base, à l’instar des citadins iraquiens exilés en Syrie. Le gouvernement libyen a certes ouvert des écoles à Tunis, mais leur nombre est insuffisant. La Tunisie est aussi un havre de soins : à Sfax (a), par exemple, les cliniques privées sont engorgées de combattants et civils blessés. Une fois encore, ceux qui n’ont pas les moyens de se faire soigner dans le privé représentent une charge considérable pour les centres de santé publique.
D’autres coûts jouent également : avant le paroxysme de la crise libyenne l’an dernier, la Libye répondait à plus de 25 % des besoins en carburant de la Tunisie, à des prix subventionnés. Aujourd’hui, les exportations de pétrole libyen, au mieux intermittentes, ont chuté à 200 000 barils par jour (a) contre 1,3 million en 2011. Cette baisse sévère affectera in fine le revenu des Libyens de Tunisie. Autre coût à prendre en compte, le retour des 100 000 travailleurs tunisiens en Libye, dont les envois de fonds représentaient 0,6 % du PIB tunisien (a), pour un total de 276 millions de dollars en 2011.
Cet afflux de population suscite également des inquiétudes sur le plan de la sécurité. Les armes prolifèrent en Libye, de même que les extrémistes (qui comptent aussi des Tunisiens dans leurs rangs). Les vives dissensions au sein de la communauté libyenne n’ont, à ce jour, entraîné aucun acte de violence caractérisée en Tunisie, mais le danger est réel. Le gouvernement a menacé d’expulser les Libyens impliqués dans des activités politiques qui ne respectent pas la loi et omettent par exemple d’informer les autorités tunisiennes compétentes de la tenue de réunions (a).
L’arrivée massive de Libyens a néanmoins profité aux hôtels, aux restaurants, aux hôpitaux privés, aux écoles, aux commerçants et aux fournisseurs, ainsi qu’à leurs employés. Leur présence représenterait une injection annuelle d’un milliard d’euros dans l’économie tunisienne. Certains investissements libyens ont été détournés vers la Tunisie, même si l’on n’en connaît pas le montant. Cependant, les finances publiques sont grevées, alors que la conjoncture est défavorable.
La Tunisie peut-elle tirer des leçons de l’expérience syrienne ?
Certes, la Tunisie et la Syrie sont deux pays très différents, mais l’exemple syrien, où la présence en nombre considérable de réfugiés iraquiens urbains a fragilisé le pays, peut servir d’avertissement à Tunis.
Selon une étude récente (a) menée par l’Earth Institute de l’université Columbia, l’implosion de la Syrie pourrait s’expliquer par un accablement démographique, le 1,5 million de réfugiés iraquiens venant s’ajouter au 1,5 million de ruraux syriens qui s’étaient pressés dans les villes du pays sous l’effet de la sécheresse, entre 2006 à 2010.
Par rapport à la Syrie, la société tunisienne est beaucoup plus homogène. Tunis s’est récemment doté d’un système politique ouvert et démocratique, aux antipodes du régime syrien. Le pays compte également une classe moyenne importante qui s’est distinguée par sa maturité politique. Pour autant, la Tunisie ou la communauté internationale doivent se garder de toute complaisance : l’afflux de réfugiés libyens pourrait affaiblir la Tunisie dans sa faculté à gérer un fardeau supplémentaire.
Ainsi que l’observait Richard Youngs du centre Carnegie Europe (a), « la communauté internationale tend à se désintéresser prématurément des États en voie de démocratisation, à un moment où la conjoncture peut encore fortement se dégrader ». La Tunisie est exposée à des troubles armés et à des menaces extrémistes, à ses frontières et sur son territoire. Le contexte économique qui a conduit à la révolution de 2011 perdure. Il est temps aujourd’hui de redoubler d’effort pour porter assistance au peuple tunisien. Ni les Tunisiens, ni le monde arabe, ni les Européens, ni le reste du monde ne peuvent se permettre de mettre en péril l’envol de ce pays.
Le monde arabe est actuellement le théâtre de mouvements migratoires parmi les plus importants dans l’histoire moderne, avec 14 à 15 millions de réfugiés et de personnes déplacées dans leur propre pays. Cette estimation comprend plus de 10 millions de Syriens, près de deux millions d’Iraquiens déplacés et des centaines de milliers d’autres réfugiés qui ont fui pour la plupart vers la Syrie. À cela s’ajoutent deux millions de Libyens vivant à l’étranger, principalement en Tunisie, et 400 000 autres déplacés sur le sol libyen. La région est en outre sujette à de brusques mouvements de population : en témoigne le retour précipité de centaines de milliers d’Égyptiens qui résidaient en Libye, avec une première vague à l’été 2014, lors de l’intensification des combats, et une seconde, après la décapitation barbare de 21 de leurs compatriotes.
Ces arrivées massives, par nature déstabilisantes pour des sociétés déjà fragiles, n’obéissent généralement pas au stéréotype de populations désespérées, à la recherche d’un abri et en manque de nourriture et de soins. La région avait déjà connu des afflux de réfugiés issus principalement de la classe moyenne et ayant apporté avec eux leur revenu et leur épargne, à commencer par les Palestiniens en 1947. En 1997, le gouvernement jordanien (a) avait estimé le nombre de réfugiés iraquiens à plus de 400 000, établis pour la plupart à Amman et disposant de ressources. Depuis, beaucoup sont repartis au pays, mais ils sont nombreux à être restés en Jordanie, ainsi qu’en Syrie — du moins, jusqu’au déclenchement de la guerre civile en 2011 qui a provoqué un retour en masse. Pas moins de 30 000 Iraquiens défavorisés et tributaires de l’aide internationale restent cependant sur place. À cette population s’ajoutent environ 10 000 réfugiés (a) qui se sont déclarés auprès du HCR depuis les combats de l’été dernier et dont le nombre grandit. Le plus grand mouvement d’expatriation, cependant, s’est produit lors des guerres du Golfe, avec l’installation de nombreuses familles iraquiennes dans les villes syriennes. Ces réfugiés, qui étaient estimés à un million en 2010, basculent toujours plus dans la pauvreté.
Le cas des réfugiés libyens en Tunisie
On retrouve un phénomène similaire en Tunisie depuis l’arrivée massive de Libyens. Il est difficile d’estimer leur nombre, tant ils sont rares à demander le statut de réfugié. Ils proviennent pour la majorité de centres urbains et ont choisi de s’installer à Tunis et dans d’autres villes du pays ; les moins privilégiés ont tendance à s’établir dans le Sud, entre Gabès et Ras Jedir.
Selon le ministère tunisien du Commerce, le pays abrite environ un million de réfugiés [MPS1] , soit 10 % de la population totale. D’autres sources évoquent une proportion plus élevée, autour de 1,8 million. Les frontières ferment parfois temporairement pour gérer des afflux soudains de population, mais restent dans l’ensemble ouvertes aux Libyens, qui n’ont pas besoin de visa pour se rendre en Tunisie et bénéficient d’une convention signée en 1973 leur permettant théoriquement de travailler, de fonder une entreprise et de jouir d’une certaine liberté de mouvement dans le pays.
Le nombre des réfugiés accueillis est massif, au regard notamment des difficultés économiques. Mais, malgré les tensions, aucun débordement n’a été signalé. Naturellement, certains s’indignent du comportement des Libyens les plus nantis, qui alimente désormais régulièrement les titres de la presse tunisienne. Les critiques ciblent toutefois principalement les jeunes Libyens de sexe masculin, les familles ayant généralement reçu un accueil plus chaleureux.
Les Tunisiens se plaignent de la hausse des loyers et de la pression sur les services, protestant de l’utilisation faite par les Libyens de produits subventionnés, comme le pétrole importé de Libye. Le 4 décembre 2014, le ministre tunisien des Affaires étrangères Mongi Hamdi [MPS2] a demandé aux autorités libyennes d’abaisser le prix du pétrole, observant qu’il n’était pas raisonnable que la Tunisie l’achète au prix du marché pour voir ensuite les Libyens « consommer l’essence subventionnée par le gouvernement tunisien » (a).
L’école publique demeure fermée aux enfants libyens, mais l’enseignement privé les accueille. Si cette situation perdure, de plus en plus de familles pourraient voir leur épargne fondre et se retrouver dans l’incapacité de payer les frais de scolarité et de ne plus pouvoir assurer les dépenses de base, à l’instar des citadins iraquiens exilés en Syrie. Le gouvernement libyen a certes ouvert des écoles à Tunis, mais leur nombre est insuffisant. La Tunisie est aussi un havre de soins : à Sfax (a), par exemple, les cliniques privées sont engorgées de combattants et civils blessés. Une fois encore, ceux qui n’ont pas les moyens de se faire soigner dans le privé représentent une charge considérable pour les centres de santé publique.
D’autres coûts jouent également : avant le paroxysme de la crise libyenne l’an dernier, la Libye répondait à plus de 25 % des besoins en carburant de la Tunisie, à des prix subventionnés. Aujourd’hui, les exportations de pétrole libyen, au mieux intermittentes, ont chuté à 200 000 barils par jour (a) contre 1,3 million en 2011. Cette baisse sévère affectera in fine le revenu des Libyens de Tunisie. Autre coût à prendre en compte, le retour des 100 000 travailleurs tunisiens en Libye, dont les envois de fonds représentaient 0,6 % du PIB tunisien (a), pour un total de 276 millions de dollars en 2011.
Cet afflux de population suscite également des inquiétudes sur le plan de la sécurité. Les armes prolifèrent en Libye, de même que les extrémistes (qui comptent aussi des Tunisiens dans leurs rangs). Les vives dissensions au sein de la communauté libyenne n’ont, à ce jour, entraîné aucun acte de violence caractérisée en Tunisie, mais le danger est réel. Le gouvernement a menacé d’expulser les Libyens impliqués dans des activités politiques qui ne respectent pas la loi et omettent par exemple d’informer les autorités tunisiennes compétentes de la tenue de réunions (a).
L’arrivée massive de Libyens a néanmoins profité aux hôtels, aux restaurants, aux hôpitaux privés, aux écoles, aux commerçants et aux fournisseurs, ainsi qu’à leurs employés. Leur présence représenterait une injection annuelle d’un milliard d’euros dans l’économie tunisienne. Certains investissements libyens ont été détournés vers la Tunisie, même si l’on n’en connaît pas le montant. Cependant, les finances publiques sont grevées, alors que la conjoncture est défavorable.
La Tunisie peut-elle tirer des leçons de l’expérience syrienne ?
Certes, la Tunisie et la Syrie sont deux pays très différents, mais l’exemple syrien, où la présence en nombre considérable de réfugiés iraquiens urbains a fragilisé le pays, peut servir d’avertissement à Tunis.
Selon une étude récente (a) menée par l’Earth Institute de l’université Columbia, l’implosion de la Syrie pourrait s’expliquer par un accablement démographique, le 1,5 million de réfugiés iraquiens venant s’ajouter au 1,5 million de ruraux syriens qui s’étaient pressés dans les villes du pays sous l’effet de la sécheresse, entre 2006 à 2010.
Par rapport à la Syrie, la société tunisienne est beaucoup plus homogène. Tunis s’est récemment doté d’un système politique ouvert et démocratique, aux antipodes du régime syrien. Le pays compte également une classe moyenne importante qui s’est distinguée par sa maturité politique. Pour autant, la Tunisie ou la communauté internationale doivent se garder de toute complaisance : l’afflux de réfugiés libyens pourrait affaiblir la Tunisie dans sa faculté à gérer un fardeau supplémentaire.
Ainsi que l’observait Richard Youngs du centre Carnegie Europe (a), « la communauté internationale tend à se désintéresser prématurément des États en voie de démocratisation, à un moment où la conjoncture peut encore fortement se dégrader ». La Tunisie est exposée à des troubles armés et à des menaces extrémistes, à ses frontières et sur son territoire. Le contexte économique qui a conduit à la révolution de 2011 perdure. Il est temps aujourd’hui de redoubler d’effort pour porter assistance au peuple tunisien. Ni les Tunisiens, ni le monde arabe, ni les Européens, ni le reste du monde ne peuvent se permettre de mettre en péril l’envol de ce pays.
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