Lorsque l’on évoque la question de l’émancipation des femmes, les regards se tournent souvent vers les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA). La région abonde en paradoxes. En effet, bien que les femmes y atteignent un record de fréquentation de l’enseignement supérieur, c’est aussi dans ces pays qu’elles sont le plus rares dans le monde du travail. Selon les estimations du Fonds monétaire international (FMI), si les femmes de la région MENA participaient pleinement aux activités économiques, le PIB par habitant y augmenterait de 20 % à 40 % (a). L’Égypte à elle seule bénéficierait d’une augmentation de son PIB évaluée à 34 % si le taux d’activité féminine y égalait celui enregistré chez les hommes.
Les données sont explicites : malgré un ratio femmes-hommes de 106 % pour les inscriptions dans l’enseignement supérieur à l’échelle régionale —voire plus élevé en Algérie (166 %) — 80 % des femmes en moyenne demeurent en dehors de la population active. Cette contradiction s’explique par un ensemble de facteurs sociaux, et notamment par leur mobilité limitée et par le harcèlement et l’insécurité dont elles sont victimes dans l'espace public. Or les obstacles que rencontrent les femmes sont aussi des obstacles à la croissance économique.
En juin 2018, l’autorisation de conduire accordée aux femmes (a) en Arabie saoudite après des décennies d’interdiction a été saluée comme une nouvelle aube de leur autonomie. Pourtant, il reste des obstacles à la parité femmes/hommes, que l’actuelle pandémie de COVID-19 aggrave encore, les femmes étant plus touchées par les suppressions d’emplois du fait du rôle et du statut qui leur sont dévolus dans le monde du travail. Pouvoir emprunter des transports urbains fiables, sûrs et d’un prix accessible est considéré comme un facteur essentiel de l’égalité entre les sexes. En effet, les transports en commun ont traditionnellement été le fondement du développement économique (a) urbain, et avec lui, de la mobilité des femmes, élément déterminant de leur accession à l’emploi, à l’éducation et à la santé, ainsi que de leur participation à la vie sociale et politique.
Il est possible que les nouvelles modalités de travail qui se dessinent aujourd’hui viennent modifier des dynamiques dans la population active jusqu’ici étroitement liées aux déplacements pendulaires. Mais en l’état des choses, de même que l’offre d’emplois influe sur ces trajets quotidiens, l’absence de modes de transport affecte l’insertion professionnelle. De plus, les caractéristiques de la mobilité diffèrent considérablement (a) entre hommes et femmes. En Jordanie (a), 40 % des femmes auraient décliné des offres d’emploi faute de disposer d’un moyen de transport convenable. En Égypte, au Maroc, en Tunisie, au Liban et en Jordanie (a), au moins 65 % d’entre elles disent éprouver un sentiment d’insécurité ou citent des expériences de violence ou de harcèlement (ou bien, expriment la peur d’en subir), ce qui les dissuade d’utiliser les transports en commun.
Le coût est lui aussi dissuasif. Les femmes de la région MENA gagnent en moyenne moins que les hommes, ce qui s’explique souvent par la nature des postes auxquels elles ont accès. Les revenus qu’elles en tirent ne justifient pas forcément des allers-retours quotidiens par des transports en commun onéreux et à la fiabilité aléatoire. L’existence d’un système de transports urbains sûr, efficace, respectueux de l’environnement et d’un prix abordable aiderait les femmes à mieux concilier les tâches qui pèsent sur leur emploi du temps et, par voie de conséquence, permettrait leur inclusion dans l’activité économique. Il faut une analyse correcte des tendances de la participation féminine au monde du travail pour définir des politiques qui permettent d’accroître la contribution des femmes à l’économie.
Un plan de mobilité urbaine durable pourrait rendre les transports en commun plus attractifs et plus adaptés aux besoins des usagers, en garantissant sécurité, fiabilité et coût modéré, notamment au bénéfice des femmes. Mais il faudrait qu’il puisse concurrencer la souplesse et le confort des déplacements en voiture individuelle et qu’il offre un service satisfaisant aux utilisateurs, de manière à encourager les clientes de tous âges et statuts socio-économiques à opter pour les transports en commun.
Nous assistons aujourd’hui à un changement radical de la mobilité, avec l’avènement des vélos et scooters électriques, des véhicules autonomes en partage et des réseaux de transports en commun électrifiés. Au Caire (a), les femmes adoptent désormais le vélo ou le scooter, car elles voient en eux le moyen le plus rapide et le moins coûteux de se déplacer dans cette ville à la circulation chaotique. Elles sont même prêtes à dépenser jusqu’à 112 dollars pour apprendre à conduire un scooter.
Enfin, une meilleure insertion des femmes dans l’activité économique de la région MENA, et les avantages qui en découlent, dépendent non seulement des transports mais aussi d’autres facteurs , en particulier un changement des mentalités. Il incombe aux pouvoirs publics de favoriser l’instauration d’un environnement propice à une telle évolution et de mettre en place les infrastructures nécessaires.
En Jordanie, le ministère des Transports demande à présent aux acteurs du marché des transports de signer un code de conduite, avec l’objectif de remédier à un certain nombre des problèmes de sécurité que connaissent les femmes dans l’espace public. Cette idée, née d’un projet de la Banque mondiale axé sur la croissance équitable et la création d’emploi (a) mériterait d’être reproduite à l’échelle de la région. D’autres initiatives consistent à recruter davantage de femmes au sein des compagnies de transports urbains, développer des infrastructures et des services favorisant l’égalité femmes-hommes, appliquer des règles de sécurité au volant, former le personnel des transports publics ou encore mettre en place un système d’enregistrement de plaintes efficace pour les victimes d’infractions ou d’abus.
S’il importe de légiférer sur le harcèlement et sur la protection des femmes, il importe plus encore d’appliquer la réglementation. À Casablanca et Alger (a), les femmes préfèrent le métro et le tramway au bus, en raison de la présence d’agents de police et d’autres services de sécurité à bord des rames et dans les stations. Le secteur privé peut lui aussi contribuer à devancer une évolution de la demande : en Arabie saoudite, Uber a ainsi mis en place une fonctionnalité qui permet à une cliente de choisir une conductrice plutôt qu’un chauffeur homme. En l’absence de conductrices, on rassurerait les femmes en ajoutant un bouton d’alerte aux applications mobiles, sur lequel il suffirait d’appuyer pour signaler un comportement inapproprié. Soit autant de mesures proactives indispensables pour réduire les inégalités entre les sexes.
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