Publié sur Voix Arabes

Un monde en mouvement : de la fuite à « l’acquisition » de cerveaux

Ce billet a été co-rédigé par Michael Clemens et Nabil Hashmi.

ImageMichael Clemens est Chercheur Senior et Directeur des recherches sur l’immigration au sein du Centre pour le Développement Globale à Washington DC.

 

 

La récente tragédie survenue à Lampedusa en Italie met en évidence les risques encourus par les migrants. Pour bon nombre d’individus dans le monde, la possibilité d’émigrer constitue un des moyens les plus sûrs d’élargir leurs perspectives et d’améliorer leur vie. Le Programme de mobilité internationale de la main d’œuvre (a) à la Banque mondiale a pour but de repenser l'approche vis-à-vis de ce type de mobilité. Notre nouvelle série de billets consacrée aux migrations a pour objectif de reformuler les termes du débat en proposant des pistes de réflexion sur ce qui pourrait permettre de faire fructifier les nombreux bénéfices potentiels de la migration et d'une circulation sûre des populations. Nous vous invitons à participer à la discussion en nous faisant part de vos commentaires.

Un monde en mouvement : Comment faire de la migration qualifiée un moteur du développement

La mobilité est pour beaucoup le meilleur moyen d’augmenter ses revenus et d’améliorer son bien-être. Aux yeux des migrants, c’est un moyen de développement. Vues sous cet angle, les restrictions de circulation sont donc tout l’inverse du développement puisqu’elles interdisent aux individus d’accéder et de prendre part à des systèmes qui amélioreraient leur quotidien. Que ces systèmes se situent au niveau local ou international ne change rien.

Le premier billet de cette série proposait de reformuler la manière dont nous envisageons notre travail sur la migration, avant d’exposer les priorités d’action en vue de faciliter la mobilité des personnes, quel que soit leur degré de qualification. À la lumière de cette proposition — concevoir la migration comme un moyen de développement —, nous avons présenté, dans un deuxième billet, des pistes concrètes pour favoriser l’émigration des travailleurs à faible et moyen niveau de qualification. Les personnes hautement qualifiées ne pâtissent pas des mêmes obstacles mais leur émigration, marquée par le concept stigmatisant de la « fuite des cerveaux », est assimilée à une mobilité néfaste au développement voire contraire à l’éthique. Ce phénomène est particulièrement avéré dans le domaine de la santé et des soins. La migration des agents de la santé est en effet souvent considérée comme une perte de ressources précieuses pour les pays moins développés, qui privent leurs malades d’un accès à des soins médicaux de qualité. Un rapport(a) de la Joint Learning Initiative va jusqu’à qualifier « d’hémorragie létale » l’exil consenti de ces travailleurs de la santé.

Pour procéder à une évaluation objective d’affirmations aussi graves, il faut recourir à une terminologie tout aussi objective. C’est comme si l’on usait du terme connoté de « désertion des cuisines » pour qualifier la participation des femmes à la vie active et que l’on procédait ensuite à une évaluation « objective » de l’impact de la « désertion des cuisines » sur la famille, alors que l’on sait intuitivement que l’activité féminine produit toutes sortes d’effets complexes : pour une femme, le fait de travailler hors du foyer familial est une façon d’affirmer ses droits ; cela peut aussi l’encourager à investir davantage dans l’éducation et cela se traduit par de multiples bienfaits dont toute sa famille profite. Soit autant d’éléments qui ne seraient pas envisagés si l’on s’en remettait à un concept aussi restrictif et simpliste que la « désertion des cuisines ».

Il en va de même pour la circulation des compétences. La liberté de circulation des travailleurs qualifiés et de leurs idées, qui est une dimension du droit à l’émigration que garantit la déclaration universelle des droits de l’homme, a aussi nombre d’effets positifs : elle peut encourager les individus qui émigrent à davantage investir dans l’éducation(a) tandis que leur pays d’origine(a) tout comme leur pays d’accueil en tirent également largement parti. Cela n’a aucun sens de réduire ces phénomènes complexes à un jugement négatif et archaïque. Cessons de parler de « fuite des cerveaux », délaissons un terme qui prête le flanc aux préjugés et discutons plus objectivement de « circulation des compétences ».                                                               

Comment s’expliquent les mauvais résultats des pays en développement dans le domaine de la santé ? Lorsqu’une voiture avance, on se dit qu’elle se déplace grâce à ses roues alors que c’est bien sûr le moteur qui la fait avancer mais, voilà, il est caché, alors on n’y pense pas. C’est une erreur qui peut coûter cher lorsqu’on tente de comprendre pourquoi une voiture n’avance pas... Appliquons cette image au secteur de la santé : pour pouvoir améliorer ses résultats, il faut examiner non seulement le phénomène visible — l’émigration — mais aussi un éventail de facteurs moins patents qui en sont à l’origine. L’émigration des travailleurs de la santé est moins l’expression d’une maladie qu’un symptôme, un symptôme des graves problèmes que connaissent le système de santé, l’économie et la société des pays d’origine. Or on ne guérit pas une maladie en agissant sur ses symptômes seulement.

Les professionnels de la santé ne migrent pas simplement pour un meilleur salaire et une plus grande qualité de vie dans les pays riches. Selon des enquêtes menées par l’Organisation mondiale de la santé(a), les conditions sinistres dans lesquelles exercent ces travailleurs (infrastructures déficientes, corruption, favoritisme, violence, bureaucratie, délits et incurie) les poussent à migrer. Il vaut donc mieux cibler l’action publique sur les causes sous-jacentes de la migration plutôt que sur le fait d’émigrer lui-même. Stopper toute migration revient à faire subir ces conditions aux travailleurs de la santé, et rien n’indique que cette interdiction contribue à améliorer la situation sur place. Il est beaucoup plus fructueux d’élaborer des dispositifs qui facilitent la mobilité des travailleurs en en faisant bénéficier l’ensemble des intéressés.

C’est dans cet esprit et afin de proposer un nouveau paradigme que le Center for Global Development et le programme sur la mobilité internationale de la main-d’œuvre au sein de la Région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) de la Banque mondiale ont associé leurs efforts. Si cette question revêt une dimension internationale, elle trouve une résonnance particulière dans la région MENA, où près de 9 % des étudiants diplômés du supérieur ont choisi de s’expatrier (un chiffre comparativement très élevé par rapport à d’autres régions). De l’autre de la Méditerranée, l’Europe voit sa population vieillir et manquer de services de santé. À la suite de discussions avec divers représentants des pays de la région, nous avons constaté avec surprise que cet effet d’aubaine demeurait inexploité, alors qu’une solution coopérative résoudrait la pénurie de travailleurs de la santé.

La création d’accords bilatéraux, sous la forme de « partenariats pour des compétences mondiales », pourrait faciliter les migrations et améliorer l’offre de personnels de santé dans les pays de destination. Les coûts de formation pourraient quant à eux être transférés des pays d’origine aux futurs bénéficiaires, à savoir les entreprises et les pouvoirs publics des pays de destination voire les travailleurs eux-mêmes. De tels partenariats pourraient déboucher sur la création d’écoles de formation qui prendraient en compte le souhait des candidats à l’émigration, les aideraient à financer leurs études et à trouver un emploi. Ces établissements pourraient en outre améliorer la formation de ceux qui veulent exercer dans leur pays d’origine.

Au regard des capacités financières de leurs voisins européens et des besoins en personnels de santé qualifiés des deux côtés de la Méditerranée, les pays de la région MENA pourraient devenir le lieu indiqué de ces partenariats. À titre d’illustration, l’Allemagne et la Tunisie pourraient s’entendre pour créer un institut de formation à Tunis qui étofferait les rangs des travailleurs qualifiés dans les deux pays en offrant des opportunités aux Tunisiens intéressés. Le financement de ces établissements pourrait revêtir diverses formes et les enseignements dispensés pourraient être adaptés de façon à répondre aux attentes des deux pays.

Ces partenariats s’inscrivent au-delà d’une vision où les intérêts des uns vont à l’encontre de ceux des autres. Leur ambition est que la libre circulation des travailleurs qualifiés devienne un moteur qui remédie aux pénuries à l’échelle mondiale — à la fois dans les pays d’origine et d’accueil. Le moment est venu de rassembler tous ceux qui bénéficient de la migration de travailleurs qualifiés afin qu’ils se mobilisent pour remédier à la crise des compétences dans le monde. Cette urgence est particulièrement criante dans la santé, mais il existe d’autres domaines qui bénéficieraient de ce type de coopération internationale.

La libre circulation des citoyens dans leur pays a toujours fait partie intégrante du développement national. Ceux-ci acquièrent des compétences pour, notamment, pouvoir évoluer ailleurs. C’est la liberté de mouvement qui permet au plus grand nombre d’exprimer au mieux un talent. C’est la même dynamique qui est à l’œuvre de nos jours : la mobilité mondiale est partie intégrante de la constitution de compétences mondiales. La circulation des travailleurs qualifiés pourrait être bien plus qu’un jeu à somme nulle. Si elle est structurée convenablement, la circulation des compétences peut profiter à tous les acteurs concernés : migrants, pays d’élection et pays d’origine. Des bienfaits multiples que les partenariats pour des compétences mondiales sont précisément en mesure de produire.


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