Publié sur Voix Arabes

Au tango, il faut être deux : pour la réussite des accords bilatéraux sur la mobilité de la main-d’œuvre

La récente tragédie survenue à Lampedusa en Italie met en évidence les risques encourus par les migrants. Pour bon nombre d’individus dans le monde, la possibilité d’émigrer constitue un des moyens les plus sûrs d’élargir leurs perspectives et d’améliorer leur vie. Le Programme de mobilité internationale de la main d’œuvre (a) à la Banque mondiale a pour but de repenser l'approche vis-à-vis de ce type de mobilité. Notre nouvelle série de billets consacrée aux migrations a pour objectif de reformuler les termes du débat en proposant des pistes de réflexion sur ce qui pourrait permettre de faire fructifier les nombreux bénéfices potentiels de la migration et d'une circulation sûre des populations. Nous vous invitons à participer à la discussion en nous faisant part de vos commentaires.

Au tango, il faut être deux : pour la réussite des accords bilatéraux sur la mobilité de la main-d’œuvrePour les travailleurs sans grande qualification, la mobilité internationale, c’est comme faire passer un chameau par le trou d’une aiguille... On est loin de l’époque où les pays d’immigration accueillaient « les pauvres et les exténués » ; aujourd’hui, on attend des pays d’émigration qu’ils envoient leurs « meilleurs éléments et les plus intelligents »

Ceux pour qui les retombées de la croissance ne se sont pas traduites par des emplois dans leur pays sont nombreux à vouloir émigrer là où leurs services à forte intensité de main-d’œuvre manquent cruellement, comme dans le secteur agricole ou les soins aux personnes âgées. Cette circulation des travailleurs pourrait résoudre des pénuries chroniques de main-d’œuvre dans les pays demandeurs, tout en contribuant fortement à sortir de la pauvreté ceux qui peuvent avoir accès à ces marchés et fournir de tels services. Malheureusement, cette formule gagnant-gagnant tarde à se concrétiser et les plus défavorisés sont condamnés à rester chez eux.

Les initiatives multilatérales prises pour remédier à ces difficultés sont demeurées infructueuses, tout comme les tentatives de libéraliser la circulation des travailleurs grâce à l’ouverture des échanges de service. Les accords bilatéraux restent donc le seul instrument susceptible d’améliorer les choses. Ils reposent essentiellement sur des accords de coopération, juridiquement contraignants ou non, entre les pays d’origine des migrants et les pays d’accueil. Pour les emplois peu qualifiés, ils se résument à des dispositifs de circulation temporaire des personnes, c’est-à-dire l’accès restreint à certains secteurs pour une durée limitée dans le temps, avec retour obligatoire. En pratique, cependant, la grande majorité de ces accords s’est révélée inefficace dans la réalisation des objectifs attendus. L’échec de la première génération de ces programmes pour « travailleurs invités » a notamment longtemps pesé sur les initiatives entreprises récemment pour tenter de créer de nouveaux types de dispositifs de mobilité temporaire.

Devant l’importance de ces accords pour la gouvernance de la mobilité internationale de la main-d’œuvre, notamment dans la zone euro-méditerranéenne et par-delà ses frontières, l’équipe chargée de ce domaine au sein du Centre de Marseille pour l’intégration en Méditerranée (CMI) s’est largement employée à comprendre leur fonctionnement sur le terrain et les préalables nécessaires à leur réussite. Nous avons d’abord effectué un diagnostic détaillé de l’accord franco-tunisien en le comparant à d’autres dispositifs dans le monde. Fort de ce travail, nous avons pu organiser des consultations ouvertes et approfondies avec les acteurs concernés, du public et du privé, en Afrique du Nord comme en Europe, afin de débattre de solutions qui redonneraient du crédit aux accords en vigueur et créer de nouveaux programmes en collaboration étroite avec des acteurs non étatiques.

Commençons par préciser les deux aspects cruciaux qui ont nui aux dispositifs bilatéraux de circulation temporaire des personnes au point d’en faire la bête noire des initiatives relatives à la mobilité professionnelle. Premièrement, les objectifs des pays d’origine et des pays d’accueil s’accordent mal, en particulier lorsqu’il s’agit de veiller à faire coïncider un profil à un poste, sélectionner les travailleurs et définir un cadre temporaire, soit autant de divergences qui accroissent le risque d’échec de ces accords. La seconde pierre d’achoppement réside dans le fait que ces dispositifs sont envisagés selon des critères proches des accords commerciaux : une fois l’accès au marché octroyé, il incombe à l’exportateur de trouver des débouchés. L’on oublie ainsi que ces accords portent sur le travail et que l’accès au marché ne se traduit pas automatiquement par une entrée sur le marché : encore faut-il pour cela que les systèmes en place facilitent la recherche d’emploi, l’adéquation, l’intégration à un poste et la productivité. « On vous avait demandé des travailleurs, et vous nous avez envoyé des hommes » : il n’est guère surprenant que cette formule ait profondément marqué nos esprits…

Nos travaux nous ont permis de conclure que seule une attention rigoureuse à la conception et à la mise en œuvre des accords permettait de venir à bout de ces écueils. Lors de la conception, la première difficulté est le choix réfléchi du secteur, qui demande de déterminer si le besoin de main-d’œuvre est temporaire ou permanent, si les compétences demandées sont disponibles dans les pays d’origine ou exigent une formation supplémentaire préalable, sur place, etc. Deuxième défi à relever, la viabilité commerciale du dispositif, qui suppose de prendre toute une série de mesures : trouver des mécanismes de répartition des coûts appropriés entre les différentes parties prenantes pour garantir l’équité du projet, éviter les prolongements de séjour indus, instaurer une durée appropriée pour la mission du travailleur, autoriser les séjours multiples aux migrants qui honorent les termes de leur contrat, sélectionner les travailleurs avec le bon profil de compétences pour éviter les candidats surqualifiés aux postes proposés, répondre aux attentes du secteur privé et, enfin, ajuster le programme selon l’évolution des conditions du marché du travail.

Au niveau de la mise en œuvre des accords, l’enjeu principal réside dans la nécessité d’une collaboration régulière entre organismes publics et acteurs non étatiques des deux pays — employés, travailleurs, recruteurs privés, membres de la diaspora, etc. — pour discuter et résoudre ensemble toutes les questions pratiques. L’implication en amont des fédérations locales et sectorielles d’employeurs permet notamment de mieux identifier les compétences recherchées, de prospecter des offres d’emploi et organiser un recrutement efficace et fiable. Seuls, les pouvoirs publics des pays d’origine n’ont pas les ressources, les réseaux et le savoir nécessaires pour sonder les offres d’emploi et maintenir une présence à l’étranger afin de bâtir des relations durables avec les employeurs des marchés cible.

Nous entrons aujourd’hui dans la phase véritablement enthousiasmante de notre travail. Nous tentons de mettre à profit tous ces enseignements pour concevoir de nouveaux programmes bilatéraux entre le Maghreb et l’Europe. Nous travaillons, aux côtés des pays d’accueil, à mieux comprendre la nature de la demande, en organisant des consultations avec les employeurs, et nous collaborons avec les pays d’origine pour évaluer leur capacité de main-d’œuvre. Comme on peut s’y attendre, une assistance et des conseils en matière de renforcement des capacités et de politiques sont nécessaires même là où l’offre et la demande semblent, de loin, coïncider. Notre travail a été opportun sur trois points : la création d’un environnement favorable à des discussions franches et constructives pour l’harmonisation de l’offre et de la demande ; l’identification et la résolution des déficits de capacités dans les pays d’origine ; et notre aptitude à faire correspondre ces initiatives avec le travail de la Banque mondiale sur les marchés du travail (notamment en matière de politiques d’intervention) ou le renforcement de l’emploi sur les marchés intérieurs et des instituts de formation professionnelle. Ces trois éléments contribuent à rétablir la confiance qui manquait cruellement dans l’élaboration de tels accords entre les deux rives de la Méditerranée. Tous les danseurs de tango le savent : pour pouvoir danser, les deux partenaires doivent d’abord apprendre à accorder leurs pas sur la musique…


Auteurs

Yann Pouget

Spécialiste des Migrations

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