Cet article a été publié dans le site web de l’organisation StAR
Qu'est-ce qui se passe lorsque le loup prend contrôle de la bergerie? Ou pour le dire plus clairement, qu’est-il possible de faire quand ceux qui sont censés diriger l'économie d'un pays font d’elle leur propre entreprise personnelle, en particulier lorsque ce type d’appropriation est effectué par le biais de normes juridiques et de règlements légaux dans la forme - mais de facto illégitimes?
Une réponse éclatante est donnée à la première question dans le récent document de la Banque mondiale sur la Tunisie, " All in the Family". Le rapport décrit en effet brillamment comment l'ancien président Ben Ali et les membres de son clan ont contrôlé un ensemble d'entreprises ayant généré 21 % de tous les bénéfices net du secteur privé du pays, grâce à une pénétration et une captation patentes de l'économie tunisienne. Fut ainsi créé un empire commercial et financier, engrangeant les avantages pour les associés de l'ancien président et appliquant des restrictions sévères à toute concurrence. Selon les termes du rapport, les normes juridiques "... apparaissent, de façon disproportionnée, établies pour aider la rentabilité des entreprises de Ben Ali ".
Un tel niveau d’appropriation des biens de l’Etat, méthodique et systématique, remet en question la compréhension « typique » de la corruption, où les fonctionnaires reçoivent secrètement des pots de vin et d'autres avantages en échange de contrats gouvernementaux, et où des dirigeants malhonnêtes, voire même des ministres, pillent à leur guise les fonds publics. Dans les faits, la plupart des affaires commerciales entreprises par l'ex-président Ben Ali et son clan ne contrevenaient pas à la lettre de la loi. Le problème existait dans la loi elle-même et dans l'utilisation abusive de l'autonomie accordée aux fonctionnaires en vertu de cette législation. L'illégitimité et l'illégalité résidaient dans les abus de pouvoir des officiels pour s'assurer que leurs intérêts personnels fussent épanouis. Par conséquent, ce qui est en jeu ici est un sens plus profond de justice et d'équité.
Après que l'ex-président Ben Ali a été chassé du pouvoir en 2011, l'Etat tunisien a confisqué - par la loi - ce réseau d'entreprises à l'intérieur du pays. Ce type d’action n'est pas possible lorsque l’on traque les avoirs cachés à l'étranger ; le seul moyen est alors de les poursuivre en utilisant l’entraide judiciaire internationale. Mais le principe sous-jacent de cette entraide judiciaire est qu'un crime doit avoir été commis puis, ensuite, être l’objet d’une enquête et d’une confirmation des faits. Si les lois elles-mêmes ont été perverties pour servir un intérêt personnel et semblent avoir été formellement respectées, il devient presque impossible de poursuivre le recouvrement ou la saisie.
Depuis 2011, les autorités tunisiennes ont travaillé activement pour recouvrer les avoirs situés à étrangers (avec l'aide de l’Initiative StAR), grâce à des méthodes reconnues telles que le traçage des avoirs à l'étranger, l'amélioration de la coordination nationale et la recherche de la coopération internationale. Ces efforts ont permis de récupérer certains actifs et le travail se poursuit pour que plus de biens mal acquis soient recouvrés.
Toutefois, et comme le souligne l’étude " All in the Family ", ces efforts «traditionnels» de recouvrement des avoirs sont, selon toute vraisemblance, insuffisants. Bien qu'il soit théoriquement possible de poursuivre les infractions d’abus de pouvoir, de fraude ou de conflit d'intérêt, il est peu probable d'aboutir à des recouvrements substantiels en raison de l'énorme défi que constitue d’une part la preuve de ces comportements criminels et d’autre part l’établissement du lien entre un actif à recouvrer et une infraction spécifique. Il est également loin d'être évident que des pays étrangers soient prêts à exécuter les ordonnances de confiscation fondée sur de telles infractions.
L'expérience suisse dans les cas Abacha et Duvalier - ainsi que les développements législatifs ultérieurs - fournit des idées novatrices sur la manière dont ce défi peut être relevé. En Haïti et au Nigéria, une analyse en profondeur des systèmes économique, juridique et institutionnel fut entreprise pour démontrer comment un groupe d'individus interconnectés s’était approprié des parties de l'appareil de l'Etat pour leur propre bénéfice, agissant comme une entreprise criminelle. Une fois cette démonstration établie, il fut possible, juridiquement, d'inverser la charge de la preuve. Ainsi, au lieu d’avoir une situation où le procureur bataille pour démontrer le caractère illicite des avoirs, les détenteurs des avoirs réputés contrôlés par les membres de ce groupe furent obligés de prouver leur origine légitime. Le 9 avril 2014, le procureur général de la Suisse a ordonné le rapatriement de l'équivalent de 40 millions de dollars à la Tunisie en suivant précisément ce type de raisonnement. Bien que cette décision récente ne soit pas encore exécutoire et qu’elle fera sûrement l’objet d’un appel, ce type de développement est à la fois bienvenu et prometteur. A cet égard, la prochaine étape de la procédure juridique suisse méritera une attention toute particulière.
A l'heure actuelle, très peu de pays ont un cadre juridique ou une jurisprudence permettant de procéder de la sorte. Avoir plusieurs Etats introduisant et mettant en œuvre une telle législation constituerait un grand pas en avant pour le recouvrement des avoirs.
Lutter contre la corruption nécessite de faire comprendre aux fonctionnaires malhonnêtes qu'il n'y a pas d'impunité pour leurs actes ou de refuges pour les produits de leurs crimes. Les « loups » doivent réaliser que leurs crimes ne leur verseront aucun dividende – à défaut, la bergerie (les diverses propriétés de l’Etat) restera en grand danger.
" All in the Family " jette un coup de projecteur sur les défis juridiques attachés à la récupération des avoirs publics malmenés par l’ « appropriation » de l’Etat. Nous croyons qu'il est de la responsabilité de la communauté internationale de pousser à l'innovation et de vérifier si le cadre juridique actuel sur la problématique du recouvrement des avoirs répond vraiment à la réalité de la grande corruption et peut affronter efficacement les méthodes des kleptocrates.
Qu'est-ce qui se passe lorsque le loup prend contrôle de la bergerie? Ou pour le dire plus clairement, qu’est-il possible de faire quand ceux qui sont censés diriger l'économie d'un pays font d’elle leur propre entreprise personnelle, en particulier lorsque ce type d’appropriation est effectué par le biais de normes juridiques et de règlements légaux dans la forme - mais de facto illégitimes?
Une réponse éclatante est donnée à la première question dans le récent document de la Banque mondiale sur la Tunisie, " All in the Family". Le rapport décrit en effet brillamment comment l'ancien président Ben Ali et les membres de son clan ont contrôlé un ensemble d'entreprises ayant généré 21 % de tous les bénéfices net du secteur privé du pays, grâce à une pénétration et une captation patentes de l'économie tunisienne. Fut ainsi créé un empire commercial et financier, engrangeant les avantages pour les associés de l'ancien président et appliquant des restrictions sévères à toute concurrence. Selon les termes du rapport, les normes juridiques "... apparaissent, de façon disproportionnée, établies pour aider la rentabilité des entreprises de Ben Ali ".
Un tel niveau d’appropriation des biens de l’Etat, méthodique et systématique, remet en question la compréhension « typique » de la corruption, où les fonctionnaires reçoivent secrètement des pots de vin et d'autres avantages en échange de contrats gouvernementaux, et où des dirigeants malhonnêtes, voire même des ministres, pillent à leur guise les fonds publics. Dans les faits, la plupart des affaires commerciales entreprises par l'ex-président Ben Ali et son clan ne contrevenaient pas à la lettre de la loi. Le problème existait dans la loi elle-même et dans l'utilisation abusive de l'autonomie accordée aux fonctionnaires en vertu de cette législation. L'illégitimité et l'illégalité résidaient dans les abus de pouvoir des officiels pour s'assurer que leurs intérêts personnels fussent épanouis. Par conséquent, ce qui est en jeu ici est un sens plus profond de justice et d'équité.
Après que l'ex-président Ben Ali a été chassé du pouvoir en 2011, l'Etat tunisien a confisqué - par la loi - ce réseau d'entreprises à l'intérieur du pays. Ce type d’action n'est pas possible lorsque l’on traque les avoirs cachés à l'étranger ; le seul moyen est alors de les poursuivre en utilisant l’entraide judiciaire internationale. Mais le principe sous-jacent de cette entraide judiciaire est qu'un crime doit avoir été commis puis, ensuite, être l’objet d’une enquête et d’une confirmation des faits. Si les lois elles-mêmes ont été perverties pour servir un intérêt personnel et semblent avoir été formellement respectées, il devient presque impossible de poursuivre le recouvrement ou la saisie.
Depuis 2011, les autorités tunisiennes ont travaillé activement pour recouvrer les avoirs situés à étrangers (avec l'aide de l’Initiative StAR), grâce à des méthodes reconnues telles que le traçage des avoirs à l'étranger, l'amélioration de la coordination nationale et la recherche de la coopération internationale. Ces efforts ont permis de récupérer certains actifs et le travail se poursuit pour que plus de biens mal acquis soient recouvrés.
Toutefois, et comme le souligne l’étude " All in the Family ", ces efforts «traditionnels» de recouvrement des avoirs sont, selon toute vraisemblance, insuffisants. Bien qu'il soit théoriquement possible de poursuivre les infractions d’abus de pouvoir, de fraude ou de conflit d'intérêt, il est peu probable d'aboutir à des recouvrements substantiels en raison de l'énorme défi que constitue d’une part la preuve de ces comportements criminels et d’autre part l’établissement du lien entre un actif à recouvrer et une infraction spécifique. Il est également loin d'être évident que des pays étrangers soient prêts à exécuter les ordonnances de confiscation fondée sur de telles infractions.
L'expérience suisse dans les cas Abacha et Duvalier - ainsi que les développements législatifs ultérieurs - fournit des idées novatrices sur la manière dont ce défi peut être relevé. En Haïti et au Nigéria, une analyse en profondeur des systèmes économique, juridique et institutionnel fut entreprise pour démontrer comment un groupe d'individus interconnectés s’était approprié des parties de l'appareil de l'Etat pour leur propre bénéfice, agissant comme une entreprise criminelle. Une fois cette démonstration établie, il fut possible, juridiquement, d'inverser la charge de la preuve. Ainsi, au lieu d’avoir une situation où le procureur bataille pour démontrer le caractère illicite des avoirs, les détenteurs des avoirs réputés contrôlés par les membres de ce groupe furent obligés de prouver leur origine légitime. Le 9 avril 2014, le procureur général de la Suisse a ordonné le rapatriement de l'équivalent de 40 millions de dollars à la Tunisie en suivant précisément ce type de raisonnement. Bien que cette décision récente ne soit pas encore exécutoire et qu’elle fera sûrement l’objet d’un appel, ce type de développement est à la fois bienvenu et prometteur. A cet égard, la prochaine étape de la procédure juridique suisse méritera une attention toute particulière.
A l'heure actuelle, très peu de pays ont un cadre juridique ou une jurisprudence permettant de procéder de la sorte. Avoir plusieurs Etats introduisant et mettant en œuvre une telle législation constituerait un grand pas en avant pour le recouvrement des avoirs.
Lutter contre la corruption nécessite de faire comprendre aux fonctionnaires malhonnêtes qu'il n'y a pas d'impunité pour leurs actes ou de refuges pour les produits de leurs crimes. Les « loups » doivent réaliser que leurs crimes ne leur verseront aucun dividende – à défaut, la bergerie (les diverses propriétés de l’Etat) restera en grand danger.
" All in the Family " jette un coup de projecteur sur les défis juridiques attachés à la récupération des avoirs publics malmenés par l’ « appropriation » de l’Etat. Nous croyons qu'il est de la responsabilité de la communauté internationale de pousser à l'innovation et de vérifier si le cadre juridique actuel sur la problématique du recouvrement des avoirs répond vraiment à la réalité de la grande corruption et peut affronter efficacement les méthodes des kleptocrates.
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