La Tunisie est souvent citée comme étant à l'avant-garde des droits des femmes dans le monde arabe, en raison du statut unique de la femme tunisienne. Depuis l’adoption en 1956 du Code du statut personnel (CSP), les Tunisiennes se sont engagées plus largement dans le développement du pays. Plus récemment, elles ont joué un rôle central durant la transition démocratique qui a suivi la révolution.
Depuis que j’ai pris mes fonctions à Tunis, j’ai pu observer à maintes reprises la place importante de la femme tunisienne dans la société et dans le monde professionnel. Un nombre croissant de femmes occupent aujourd’hui des postes de direction aux plus hauts niveaux de la fonction publique et du secteur privé. Par ailleurs, les indicateurs sont encourageants : le pays se classe 4ème en matière d’égalité de genre dans la région MENA. Les femmes tunisiennes ont un taux d’alphabétisation de 72 %, représentent 42 % des étudiants du supérieur et occupent 36 % des sièges parlementaires.
Se pourrait-il cependant que ces chiffres masquent une réalité plus contrastée et soulignent une disparité géographique et sociale ?
Selon le Global Gender Gap report 2020, la publication du Forum économique mondial sur l'inégalité hommes-femmes, le classement de la Tunisie en matière d’égalité de genre a chuté, entre 2006 et 2020, du 90ème au 124ème rang, sur un total de 153 pays. La tendance de l’indice global se retrouve au niveau des sous-indices. La Tunisie passe ainsi du 97ème au 142ème rang en matière de participation économique et opportunités de travail, du 76ème au 106ème rang en matière d’éducation et du 53ème au 67ème rang en matière de participation politique. Malgré son apparente bonne performance par rapport aux autres pays de la région MENA, la tendance en Tunisie est alarmante, les acquis sont fragiles et le chemin vers l’égalité reste long.
En effet, si les femmes représentent 67 % des diplômés du supérieur, elles ne représentent que 24,6 % de la population occupée. Le chômage touche deux fois plus les femmes (22,5 % ) que les hommes (12,4 %) et cette disparité est encore plus exacerbée dans les régions de l’intérieur du pays (Gabès, Kasserine, Jendouba, Kébili, Gafsa et Tataouine) où le taux de chômage féminin atteint une moyenne de 35 %. Par ailleurs, seulement 23,3 % des nouveaux crédits au logement sont accordés aux femmes, et elles continuent d’être victimes de violence globale, c’est-à-dire, d’au moins une forme de violence (physique, sexuelle, psychologique ou économique).
Malgré leurs résultats universitaires, les jeunes femmes pâtissent d’une faible intégration dans la vie économique. La décélération des recrutements dans le secteur public, qui compte 39 % de femmes, est un facteur important, mais n’explique que très partiellement cet état de fait. D’autre éléments entravent l’inclusion et l’autonomisation économique des femmes, comme l’absence de systèmes de soutien abordables et de qualité pour les mères peinant à concilier travail et famille, le code du travail, la violence domestique, ou encore la prédominance d’attitudes et de valeurs plus conservatrices que ne le laisse entendre le progressisme du CSP. Ces inégalités freinent le développement économique et social du pays en le privant d’une partie de ses forces vives.
La violence à l’encontre des femmes surprend dans un pays comme la Tunisie. Nous avons eu écho de présomptions d’actes d’intimidation envers des femmes entrepreneurs qui s’occupent de transformer des ressources naturelles en produits à haute valeur ajoutée. Ces femmes offrent ainsi une opportunité d’inclusion et d’autonomie financière à d’autres femmes rurales. Il est impératif de préserver les initiatives entrepreneuriales des femmes afin de promouvoir leurs droits économiques tout en encourageant toute une génération de jeunes diplômés de l’intérieur du pays à s’engager dans l’entrepreneuriat. Les enjeux de la crise de la COVID-19 ne doivent pas mettre en péril des efforts, certes parfois timides, en matière d’innovation et d’inclusion économique. Au-delà de l’inégalité de genre qui n’a pas sa place dans une société moderne, la violence sexiste empêche les femmes d’entrer et de progresser sur le marché du travail, de réaliser leur plein potentiel et de servir ainsi d’exemple à leurs enfants.
Enfin, le manque d’égalité en termes de droits économiques pénalise les femmes qui sont fortement désavantagées pour l’accès au crédit, à la propriété foncière et aux produits financiers. Cette inégalité entrave leurs initiatives entrepreneuriales ou commerciales et leur autonomie financière s’en trouve affectée. Selon le rapport 2020 du Forum économique mondial sur l'inégalité hommes-femmes, seulement 2,9 % des entreprises tunisiennes ont un capital à majorité féminine. Ainsi, l’importance des garanties dans les décisions d’octroi de crédits, associée au code successoral qui prévoit que la femme n'hérite que de la moitié de la part de l'homme, du même degré de parenté, constituent des blocages majeurs aux droits économiques des femmes. Il faut continuer d’espérer que le dernier grand projet du défunt président Essebsi concernant le droit d’héritage sera réalisé afin de combler cette inégalité fondamentale.
L’énergie, le courage et le dynamisme de la femme tunisienne d’aujourd’hui reste un élément unique dans une région où subsiste l’inégalité entre les genres. Tout comme leurs mères et grand-mères qui, dans les années 60 et 70, ont investi de nombreux champs professionnels, que ce soit dans les secteurs de la santé ou de l’éducation, dans la fonction publique ou les entreprises privées, les jeunes femmes d’aujourd’hui sont capables d’innover. Elles intègrent les secteurs d’avenir, les start-up les plus sophistiquées et maîtrisent les métiers les plus pointus. On s’attend à ce que la Tunisie, pionnière en matière d’égalité des genres, encourage cet esprit d’innovation en protégeant les femmes des violences de ceux qui défendent le statut quo, en leur garantissant leurs droits économiques et en leur offrant l’égalité des chances au travail comme elle le fait déjà en matière d’éducation. C’est cela aussi la démocratie.
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