« Je suis parti en Turquie sans guère d’illusions, convaincu que j’allais rencontrer des gamins en colère ou résignés, acceptant leur statut de réfugiés », raconte Moe Ghashim, patron d’une entreprise high-tech du Moyen-Orient à propos de sa première visite à Reyhanli. Membre d’un programme pilote destiné aux chefs d’entreprise (KLP) organisé par la fondation Karam (a), un organisme sans but lucratif qui finance des écoles pour les réfugiés syriens, il a été stupéfait en découvrant l’énergie, la curiosité et le talent de ces adolescents, leur appétence pour l’informatique et l’idée de monter leur propre entreprise.
« En fait, les 14 jeunes participant au programme s’étaient soigneusement préparés et avaient étudié à fond tous les documents que nous leur avions envoyés », ajoute-t-il, « de sorte qu’ils ont pu boucler en deux jours un programme censé en durer quatre ou cinq. Ils étaient avides d’apprendre. »
Moustafa a pu prendre part à ce programme dont le but est de permettre à des adolescents syriens d’avoir accès aux technologies et de bénéficier de mentors pour les guider. Ce grand et beau jeune homme, avec sa casquette de baseball vissée sur le crâne, venait juste d’achever sa 10e année de scolarité. Il est originaire de Houla, un village proche de Homs, à la sinistre réputation depuis les massacres de 2012.
Depuis sa 5e année, Moustafa suit des cours d’informatique à Homs. C’est une intelligence brillante mais il n’en a pas conscience. Pourtant, il a appris tout seul, sur le net, cinq langages de programmation et a conçu une centaine de jeux. Avant d’atterrir à Reyhanli, où il a rejoint le programme KLP en novembre dernier, il avait été trimbalé d’un camp à l’autre. Avec plusieurs mentors, dont Moe Ghashim, il s’est mis au langage Scrach et a très vite été capable de l’enseigner aux plus jeunes, à l’école. Depuis, il est chargé de surveiller le laboratoire d’informatique de Karam.
Actuellement, 4 millions de Syriens ont trouvé refuge en Turquie, en Jordanie, en Iraq, au Liban et ailleurs — sur une population totale d’environ 22 millions d’habitants. Quiconque s’intéresse aux mouvements de population provoqués par la crise en Syrie est vite submergé par les ordres de grandeur, les chiffres finissant par devenir abstraits. Rapporté à la population américaine, un tel exode équivaudrait à l’arrivée de tous les habitants du Texas et de la Californie au Canada ou au Mexique en l’espace de quelques années. Sans compter que, selon les Nations Unies, 6 millions de personnes restées en Syrie sont privées des moyens de subsistance les plus élémentaires, devenant des réfugiés dans leur propre pays et des victimes de violences indicibles.
La plupart des organismes d’aide aux réfugiés privilégient les besoins les plus immédiats : manger, s’abriter, se soigner et être en sécurité. Mais alors que la crise entre dans sa quatrième année, sans que l’on puisse dire quand et si les réfugiés pourront rentrer chez eux, on entend de plus en plus ce commentaire terrifiant, qui parle d’une « génération perdue », faute d’instruction et, encore plus, de débouchés économiques.
Face à des difficultés majeures qui appellent des solutions évolutives, il existe un moyen qui vient à l’esprit de quiconque a déjà vu ses effets. Ce moyen, c’est la technologie.
Pour Moe Ghashim, né en Syrie et qui devenu une sorte de légende au Moyen-Orient pour avoir créé le site de commerce en ligne ShopGO, au succès non démenti, la situation prend un écho particulier.
« Dans un tel contexte, la technologie importe pour deux grandes raisons », m’a-t-il expliqué. « Déjà, je lui dois une nouvelle vie, au sens propre. Tous les Syriens que je connais, émigrés ou réfugiés, ont dû se battre pour accepter leur sort, s’intégrer, s’adapter ou s’ajuster. Car c’est une vie sans passé, une vie où vous devez éternellement faire vos preuves. Grâce à la technologie, je — n’importe qui — parle une langue moderne. Citoyen du monde, j’appartiens déjà à ce nouveau monde. Ensuite, c’est la technologie qui m’a permis de lancer mon entreprise au bout de quelques mois à peine. La technologie ne coûte pas cher et peut facilement toucher des millions de personnes. Je peux démarrer une entreprise, tenter ma chance et échouer sans me ruiner. En revanche, si ça marche, je vais créer de nombreux emplois. Sinon, si je me mets à chercher un emploi, je dois pouvoir proposer ce que tout le monde recherche : des compétences high-tech. »
Le programme pilote KLP a été lancé en novembre dernier avec un laboratoire informatique équipé de 22 postes. Il organise des ateliers pour compléter l’éducation élémentaire et dispenser les compétences requises afin que les réfugiés puissent gagner leur vie aujourd’hui et demain, quand ils retourneront chez eux.
La cofondatrice de la fondation Karam, Lina Sergie Attar, a bien compris que Moustafa était une jeune pousse à soutenir et que s’il parvenait à prendre racine, des dizaines d’autres suivraient. La réussite engendre la réussite et les grandes entreprises ont parfois eu des débuts modestes. Elle se souvient avec tendresse de leur première rencontre : « Il était tout intimidé et quand je lui ai demandé ce qu’il voulait faire plus tard, il m’a répondu : ‘ingénieur informaticien’. Aujourd’hui, il arbore un grand sourire confiant, c’est une toute autre personne. Je lui ai reposé la question de son avenir et là, il m’a dit : ‘je veux aller aux États-Unis, dans la meilleure université possible, pour inventer les meilleurs jeux du monde’. »
Tous les jours, il est sur Whatsapp pour discuter de son avenir avec les parrains qu’il a rencontrés grâce au programme KLP.
« L’emploi est un passeport pour l’avenir », estime Moe Ghashim. « La technologie est LE sésame : avec un tel passeport, ces gamins pourront aller n’importe où. »
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