Jillian C. York est directrice chargée de la liberté d'expression internationale à l'Electronic Frontier Foundation. Elle s'exprime régulièrement sur des sujets comme la liberté d'expression, la politique et Internet, en se concentrant plus particulièrement sur le monde arabe. Membre du conseil d'administration de la communauté de blogueurs Global Voices Online, elle écrit aussi pour la version anglaise d'Al Jazeera.
On s'imaginait que le filtrage de sites Internet était une pratique utilisée seulement par les régimes les plus autoritaires. Certes, tout le monde sait que la Chine a érigé une Grande Muraille pare-feu sur Internet, mur virtuel séparant les sites hébergés en Chine de ceux du reste du monde, et permettant ainsi au gouvernement de bloquer facilement l'accès à tout ce qui est jugé inacceptable. Mais l'empire du Milieu n'est pas seul dans ce cas : des dizaines d'autres pays censurent Internet.
Considérée dans son ensemble, la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord figure en bas du classement pour la liberté d'expression sur Internet. Alors que certains pays, comme les Émirats arabes unis, le Koweït ou Oman, ciblent en priorité les contenus à caractère « provocant » ou « déplacé », le filtrage qu'ils opèrent bannit également divers sites de réseaux sociaux. Tumblr, par exemple : bien qu'aucun des États précités n'ait délibérément choisi de bloquer la célèbre plateforme de microblogging, la technologie de filtrage qu'ils utilisent, et que l'on doit à l'entreprise canadienne Netsweeper, a classé le site Tumblr comme « pornographique » en raison du nombre de blogs de ce type hébergés sur la plateforme.
D'autres pays de cette région, comme Bahreïn ou la Syrie, bloquent certains sites de l'opposition politique, en plus des sites de réseaux sociaux et d'autres contenus. Seul le Maroc ne bloque qu'une poignée de sites Internet, mais parmi ceux-ci on trouve des sites d'information sur le conflit du Sahara occidental. Quant à la Tunisie, qui avant la « révolution du Jasmin » était un des pays les plus liberticides de la planète, elle vient de réinstaurer la censure en bloquant des sites à caractère adulte à la suite d'une décision rendue par un tribunal de juges conservateurs.
Si la majorité des Tunisiens ne risquent pas de s'offusquer du blocage de sites à contenu adulte, certains citoyens craignent malgré tout que le filtrage, quel que soit son but, ne les engage sur une pente savonneuse qui pourrait bien déboucher sur davantage de censure. D'autres s'alarment de l'origine de ce nouveau tour de vis, à savoir une décision judiciaire. En Turquie, de telles décisions ont mené au blocage de YouTube, de WordPress et de divers autres sites, pour des motifs de diffamation ou d'« outrage à l'identité turque ».
Le filtrage de sites Internet pour des raisons politiques est évidemment préjudiciable à la construction d'une société démocratique. Mais, en fait, tout filtrage aura des conséquences négatives à long terme. Ainsi, le blocage de Tumblr dans plusieurs pays du Golfe, causé par une erreur de catégorie due au fournisseur du logiciel de filtrage, a eu pour effet de limiter l'accès à toute une série de blogs informatifs ; la popularité de Tumblr en Égypte témoigne de son intérêt comme outil politique. Ce qui pose problème, c'est que le filtrage opéré par les États se fait souvent sans transparence ni contrôle, et qu'il repose généralement sur des « listes noires » définies par des tiers, comme un organisme extérieur ou un développeur de logiciels, ce qui peut générer beaucoup d'erreurs. Le filtrage coûte également cher aux États, et une telle dépense n'est sans doute pas nécessaire quand on observe la facilité avec laquelle de petits malins contournent la censure dans le monde entier.
Enfin, certaines personnes déterminées trouveront un jour comment mettre la technologie numérique au service du développement, de l'éducation et de la rationalisation de l'organisation : avoir comme base de départ un accès entièrement libre à Internet ne peut que les y aider.
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