Publié sur Voix Arabes

Tunisie : la justice transitionnelle se saisit des crimes économiques

TunisPlus de trois ans après la vague révolutionnaire qui a balayé certains pays du monde arabe, le moment est venu de prendre un peu de recul pour une première évaluation des processus de transformation qui ont suivi. Si le tableau d’ensemble semble peu réjouissant, les perspectives d’une transition démocratique en Tunisie donnent, à tout le moins, quelques raisons d’espérer. L’engagement du pays en faveur d’un travail liant la justice à la paix et à la démocratie pour aboutir à la réconciliation – ce que l’on appelle la « justice transitionnelle » – fait partie des faits marquants de ce processus aux multiples facettes. Il aura fallu trois ans pour concrétiser cette volonté et un effort conjoint d’un large éventail d’acteurs, organisations nationales, communauté internationale, hommes politiques locaux et professionnels du droit.

Pour les pays sortant d’un conflit armé ou venant de s’affranchir d’un régime autocratique – et c’est bien le cas de la Tunisie, qui a connu la férule d’un dictateur pendant plusieurs décennies – la justice transitionnelle constitue une étape majeure. Quelques semaines à peine après la révolution et fortes de leur bonne connaissance des expériences et meilleures pratiques internationales en la matière, les organisations tunisiennes de la société civile ont commencé à militer pour un mouvement local inspiré des principes de base de la justice transitionnelle. Et les différentes parties prenantes ont imprimé leur marque sur cette dynamique en Tunisie, à commencer par la société civile, relayée ensuite par des commissions indépendantes, des avocats, des groupes de défense des victimes (même s’ils n’étaient pas alors constitués en tant que tels) puis, dans une phase ultérieure, par des juges, des institutions publiques et des hommes politiques.

Parallèlement, les premières heures de la transition tunisienne ont été caractérisées par des décisions politiques considérées depuis comme des facteurs déclenchants du processus de justice transitionnelle. La plus importante concerne la création de commissions nationales d’investigation, dont l’une a été chargée d’enquêter sur les violations des droits humains et une autre sur la corruption et les malversations. Le travail de ces deux commissions, les pressions exercées par la société civile et la nature même de la révolution ont donc forgé la vision tunisienne de cette forme de justice. Et c’est pour cela que si le processus s’attache aux violations des droits politiques et civiques « communs » – comme dans la plupart des expériences précédentes de justice transitionnelle – il porte aussi sur les violations des droits économiques et sociaux.

Quand ils sont descendus dans la rue, les Tunisiens étaient exaspérés par l’absence de libertés, notamment politiques, mais aussi par le népotisme et la corruption omniprésents, la marginalisation et l’absence de tout débouché économique. Pour réussir, la transition tunisienne – et le processus de justice transitionnelle – vont devoir tenir compte de ces griefs.
Depuis trois ans, plusieurs étapes ont été franchies pour institutionnaliser le processus de justice transitionnelle. À la suite des efforts de sensibilisation menés par les groupes de la société civile et des organisations internationales (qui ont donné lieu à d’importants projets de renforcement des capacités des acteurs censés prendre une part active à ce processus), les responsables politiques ont décidé d’engager un dialogue national pour rédiger une loi aussi complète et consensuelle que possible. Grâce à la collaboration ainsi établie entre le gouvernement, la société civile et les organisations internationales, un texte de loi a été élaboré, assez largement accepté (mais qui a ensuite été dénaturé par le processus politique – nous en reparlerons dans un prochain billet…).

À ce jour, le processus a débouché sur la désignation, début juin, des 15 membres appelés à siéger à la commission Vérité et dignité. Le mandat et le champ d’action de cette commission sont relativement larges : elle est censée enquêter sur diverses violations commises au cours des 60 dernières années, depuis les exécutions illégales aux disparitions forcées en passant par la torture ou les crimes à caractère sexuel. Mais elle doit aussi instruire des cas de corruption, de crimes économiques et de marginalisation… et proposer des recommandations pour engager les réformes nécessaires. C’est ce dernier point qui suscite un grand intérêt pour l’expérience tunisienne de justice transitionnelle, dans les pays connaissant une situation identique et au sein des organisations internationales. C’est en effet la première fois qu’une commission indépendante se voit confier, dans un tel cadre, la responsabilité d’enquêter sur des violations des droits humains de nature économique et de préconiser des solutions pour y remédier. Si les résultats sont au rendez-vous, alors la justice transitionnelle pourrait s’affirmer comme une solution viable pour réformer et satisfaire les appels à plus de justice économique dans toute la région.

Auteurs

Amine Ghali

Directeur des programmes au Centre Al Kawakibi pour la transition démocratique (KADEM)

Prenez part au débat

Le contenu de ce champ est confidentiel et ne sera pas visible sur le site
Nombre de caractères restants: 1000