Publié sur Voix Arabes

Les jeunes et la sécurité en Tunisie, cinq ans après la révolution

Christine Petré réside à Tunis. Elle se demande dans ce billet pourquoi, cinq ans après la révolution tunisienne, les jeunes semblent si réceptifs à la radicalisation.
 
Tunisian man standing in front of El Jem amphitheater in Tunisia Shutterstock l Eric FahrnerLe cinquième anniversaire de la révolution tunisienne succède de peu à la remise à Oslo, du prix Nobel de la paix aux représentants du Dialogue national tunisien. Cette distinction a été décernée en reconnaissance de leur volonté de dialogue et de consensus, alors que le pays traversait l’une des périodes les plus délicates de son histoire. Cependant, trois attaques terroristes sont venues ternir cet anniversaire cette année : la première au musée du Bardo le 18 mars, suivie par la fusillade dans une station balnéaire de Sousse le 26 juin, et l’attaque piégée d’un car militaire dans le centre-ville de Tunis le 24 novembre. Trois attentats revendiqués par l’« État islamique » (Daech) et perpétrés par de jeunes hommes tunisiens.
 
Ces actes sont un contrepoint aux années post-révolutionnaires en Tunisie, souvent décrites comme un modèle réussi de transition démocratique, qui ont engendré près de 3 000 combattants étrangers, soit le contingent le plus important de la région. Outre leur présence toujours plus nombreuse dans les rangs de Daech, on estime qu’un nombre élevé de Tunisiens prennent part à la guerre civile en Libye voisine. Pourquoi donc la jeunesse tunisienne devient-elle vulnérable à la radicalisation ? 
 
Si la pratique religieuse était strictement encadrée sous les présidences de Habib Bourguiba et de Zine el Abidine Ben Ali, la révolution a mis un terme à des décennies de répression. Le groupe Ansar al-Sharia a rapidement exploité ce nouvel espace de liberté. Son fondateur, Saifallah Ben Hassine, également connu sous le nom d’Abu Iyadh al-Tunisi, faisait partie des quelque 300 prisonniers djihadistes libérés par amnistie peu après la révolution. Par la suite, l’organisation a acquis une popularité de plus en plus grande, principalement en se rapprochant des populations des zones marginalisées du pays, à qui il offrait une aide sociale et humanitaire. Ansar al-Charia pouvait opérer dans une relative liberté jusqu’à ce qu’elle soit considérée comme organisation terroriste le 27 août 2013, forçant ses membres à quitter le mouvement, à fuir le pays ou à entrer dans la clandestinité. Si l’on s’accorde à penser que l’influence d’Ansar al-Sharia est désormais limitée, la violence politique, revendiquée à présent par Daech, est une nouvelle préoccupation sécuritaire urgente pour cette jeune démocratie.
 
Cinq ans après la révolution, nombreux sont ceux qui tentent de comprendre les causes profondes de l’essor du djihadisme et sa faculté à laver le cerveau des jeunes Tunisiens. Si les processus de radicalisation sont multiples, certains facteurs sont récurrents (pauvreté, exclusion économique et absence de perspectives) et exacerbés par un sentiment d’injustice et de répression. Chez les jeunes Tunisiens, ce constat est toujours d’actualité, même cinq ans après la révolution, notamment dans des zones laissées pour compte comme à Douar Hicher (a) , une banlieue de Tunis, ou dans la ville de Kasserine (a), près du mont Chaambi, qui abriterait la phalange Katiba Oqba Ibn Nafi affiliée à al-Qaïda. Responsable du décès de plus de 70 soldats (a), le groupe cible régulièrement les forces de sécurité tunisiennes.
 
À environ 75 kilomètres à l’est de Kasserine, se trouve Sidi Bouzid, berceau de la révolution et aujourd’hui symbole de pauvreté et de désillusion. C’est là qu’il y a cinq ans, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, pour s’insurger contre l’absence de perspectives économiques en Tunisie, la corruption des autorités et les humiliations infligées aux Tunisiens ordinaires. Cette étincelle a mis le feu au pays, donnant lieu à des manifestations révolutionnaires, qui ont eu raison de Ben Ali, avant d’embraser toute la région. Aujourd’hui, Sidi Bouzid est devenu le foyer de jeunes radicalisés . « Les gens sont pauvres, ils n’ont rien à faire », avance Nidhal Youssif, un jeune homme de 27 ans qui tente d’expliquer pourquoi les jeunes d’ici sont si sensibles à l’extrémisme. Il dit comprendre pourquoi cette idéologie peut séduire des jeunes aux perspectives d’avenir si limitées, notamment lorsqu’elle est assortie, dans certains cas, d’une offre d’argent. « Ça vous change un homme en un clin d’œil », ajoute Nidhal.
 
À la persistance des griefs qui ont motivé Mohamed Bouazizi s’ajoute également une situation sécuritaire précaire. Dernièrement, les combattants djihadistes de la province de Sidi Bouzid, au centre du pays, ont décapité un garçon de 16 ans, après l’avoir kidnappé alors qu’il gardait les moutons de sa famille, l’accusant d’espionnage pour le compte de l’État tunisien. Cet épisode, d’un genre inédit, a suscité l’indignation et la peur dans les villages voisins.
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"Le désœuvrement explique en partie
le nombre élevé de jeunes radicalisés
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Pourtant, Khaled Hrichi dit ne pas avoir peur. Pour cet ouvrier du bâtiment de 30 ans, c’est la nouvelle normalité. « On voit ça partout maintenant », lâche-t-il. Lui qui a grandi à Sidi Bouzid ne connaît personne qui se soit radicalisé. D’après lui, les extrémistes ne comprennent par l’islam, ils y sont étrangers, et il n’a aucun désir de frayer avec eux.
 
Mohamed Abou Lbaba, un étudiant de 22 ans, également issu de la province de Sidi Bouzid, connaît une personne qui s’est radicalisée, sous l’influence de la mosquée, ajoute-t-il. Pour lui, l’absence de perspectives et le désœuvrement expliquent en partie le nombre élevé de jeunes radicalisés. Aujourd’hui, cependant, on construit une piscine à Sidi Bouzid. « Peut-être que ce sera positif », relève-t-il.
 
Les autorités tunisiennes ont réagi en misant largement sur le tout sécuritaire. Le gouvernement a déclaré l’état d’urgence et mis en place un couvre-feu après l’attaque dans le centre-ville de Tunis ; auparavant, à la suite de l’attaque de Sousse, il avait renforcé les forces de sécurité sur les plages et sites touristiques. Les mosquées hors du giron de l’État sont en passe d’être fermées et le Parlement a voté un projet de loi antiterroriste. Par ailleurs, le ministère tunisien de l’Intérieur a annoncé avoir empêché le départ de quelque 12 500 personnes tentant de quitter le pays pour aller combattre à l’étranger.
 
Dans l’ensemble, les autorités ont bien réagi, reconnaît Abdelhay Zair, un habitant de la périphérie de Tunis. Cependant, d’après ce jeune homme de 32 ans, l’État n’en fait pas assez. D’après lui, les nombreux griefs qui ont poussé Mohamed Bouazizi à son acte de désespoir n’ont toujours pas été pris en compte. Pour lui, le gouvernement devrait s’attaquer en priorité à élaborer une stratégie de développement à long terme, notamment en faveur des régions intérieures du pays, comme Sidi Bouzid, et à lutter contre la corruption.
 

Auteurs

Christine Petré

Rédactrice en chef du site web "Your Middle East"

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