Publié sur Voix Arabes

Un verre à moitié vide

© Kim Eun Yeul 2011Les révolutions arabes ont-elles définitivement battu en brèche la soi-disant exception arabe, cette idée que les nations arabes seraient en quelque sorte immunisées contre la modernisation économique et la démocratisation ? Après les vastes soulèvements populaires intervenus en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie et dans d’autres parties du monde arabe, il serait tentant de répondre par l’affirmative. Loin de tout exceptionnalisme, ce que la rue arabe exige est ce que quiconque ayant atteint un niveau de vie minimum exige finalement : la dignité et la liberté.

La dignité avant le pain 

Cet appel à la dignité constitue une rupture profonde avec le contrat social établi dans les pays arabes au lendemain de leur indépendance et bâti sur les subventions, l’emploi public et diverses rentes et privilèges octroyés au prix de la liberté. Pour employer une terminologie économique, les révolutions arabes sont survenues parce que le « taux de change » entre avantages acquis et libertés était devenu insoutenable et devait être corrigé. « La dignité avant le pain », tel était le slogan de la révolution du Jasmin.

Mais ce que les peuples arabes et leurs dirigeants, ainsi que la communauté internationale dans une certaine mesure, n’ont pas encore pleinement envisagé, c’est que le contrat social doit être considéré comme un tout et modifié dans son ensemble. Une partie du contrat ayant volé en éclat (on l’espère pour de bon), l’autre partie, c’est-à-dire les divers avantages sociaux, privilèges et rentes, doit également disparaître. Ce sont les conditions nécessaires à l’émergence d’un contrat social véritablement nouveau répondant aux aspirations des jeunesses arabes. Prétendre que la liberté retrouvée pourrait coexister avec le paternalisme d’État aux relents coercitifs du passé est en soi une contradiction ; cela ne peut conduire qu’au populisme, au militarisme ou à l’islamisme. Tout comme l’Europe centrale et orientale il y a 20 ans, le printemps arabe soulève actuellement des questions fondamentales au sujet de la place de la liberté et des avantages acquis dans le développement. La possibilité offerte aux jeunes générations arabes d’apprendre, de travailler, d’épargner, de posséder, d’investir, de commercer, de protéger et, à terme, de prospérer dépendra essentiellement de la façon dont les « nouveaux » pays arabes trouveront un équilibre entre la liberté et la coercition dans les nouveaux contrats sociaux.

S’opposer au status quo

De nouveaux résultats empiriques (a) provenant de l’examen de la performance économique de plus de 100 pays au cours des 30 dernières années tendent à confirmer l’idée que la liberté économique et les droits civils et politiques sont les causes profondes qui expliquent pourquoi certains pays réalisent et conservent de meilleurs résultats économiques. Pour un ensemble donné de circonstances exogènes, le respect et la promotion de la liberté économique et des droits civils et politiques sont, en moyenne, fortement associés à la croissance du revenu par habitant du pays sur le long terme.

Pourtant, très peu d’acteurs locaux dans la Tunisie et l’Égypte de l’après-révolution semblent avoir réalisé que la liberté nouvellement acquise doit être considérée et comprise comme un tout. Nombreux sont ceux qui voudraient avoir tout et son contraire, le beurre et l’argent du beurre. Pourtant, être libre, c’est être responsabilisé et être responsable, et non être assisté à coup d’avantages divers, petits ou grands : subventions, emplois publics, obstacles au commerce et autres barrières à l’entrée, etc. Continuer de prescrire ces différentes formes d’assistance au lieu de s’attaquer aux causes fondamentales de l’absence de liberté économique et de droits civils et politiques  dans la région ne peut que saper le caractère et l’éthique mêmes de ces révolutions (comme l’a souligné à juste titre Edmund Phelps dans une chronique (a) récente). Le risque est que, à la fin, la liberté se perde et qu’un « sous-contrat social » ressemblant beaucoup à l’ancien perdure.

L’enjeu, c’est de ne pas laisser passer l’occasion de ce printemps arabe et ne pas devoir attendre encore une autre génération. Il y aura de la résistance et peut-être que le tissu social n’est simplement pas prêt. Cependant, une leçon que nous enseignent jusqu’ici les révolutions arabes est que l’on ne doit pas sous-estimer le pouvoir des idées et la volonté des jeunes arabes de s’opposer au statu quo. Le verre est à moitié vide, aidons-les à le remplir !


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