Lillie Paquette était à l’écoute bien avant que quiconque ne s’intéresse au problème. Son premier film, récemment présenté à la Banque mondiale, relate le prologue de la révolution égyptienne. "We Are Egypt: The Story Behind the Revolution", a suivi des opposants politiques et des membres d’organisations de la société civile au cours des deux années qui ont débouché sur le soulèvement de masse. Rétrospectivement, l’issue ultime de ce mouvement, place Tahrir, apparaît inéluctable, mais, pour les hommes et les femmes qui luttent pour obtenir un changement, ce fut un processus long, avec de multiples revers.
Même si le film s’achève avant le 11 février 2011, date du départ du Président Mubarak, et est centré sur le minutieux travail d’organisation et de création d’institutions, il s’agit d’un précieux document historique. Il montre aussi comment ceux qui appellent au changement constituent leurs propres réseaux et une chaîne de solidarité. L’un des principaux protagonistes, Bassem Fathy, commente ainsi un rassemblement de manifestants libérés après avoir été emprisonnés avec de nombreux autres : "On a arrêté des individus et relâché un groupe".
Grâce à ce film, les spectateurs peuvent entendre les diverses voix de la société égyptienne contemporaine et comprendre les racines des forces sociales qui modèleront son avenir. Ces voix ont dû se taire pendant trop longtemps, mais veulent aujourd’hui s’exprimer. Leur aspiration à l’intégration sociale et économique a trouvé un écho dans l’ensemble du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, et l’impact est planétaire. Pour reprendre les termes employés par Inger Andersen, Vice-présidente de la Banque mondiale pour la Région MENA, qui a présenté à la fois le film et sa réalisatrice : "Tout le monde écoute maintenant."
Entretien avec Lillie Paquette à propos de son remarquable premier film :
La révolution égyptienne a été appelée "le soulèvement du dix-huitième jour qui a renversé le régime de Moubarak". Qu’est-ce qui manque dans cette description ?
Lillie Paquette : Beaucoup de gens ont réagi en disant "Oh, c’est ce qui s’est passé ! Parce que, vous savez, c’est quelque chose qui couvrait depuis des années et des années. Bien sûr, ça a commencé bien avant que je ne me rende sur place à l’automne 2009. Mais, dans le film, je me concentre sur les années 2003, 2004 et 2005, c’est-à-dire sur le premier "Printemps arabe", comment on l’a ensuite appelé, quand de nombreux mouvements ont vu le jour, comme par exemple Kefaya. C’était une période pendant laquelle beaucoup de personnes ont commencé à dénoncer tout haut le régime de Moubarak. Mais cela dépend du moment où vous décidez que c’est le point de départ. Le mouvement ouvrier égyptien a une longue histoire, qui remonte aux années 1940. L’une des plus belles déclarations dans le film est celle d’une femme lors d’une manifestation de travailleurs : "Ce sont des vagues, elles vont et viennent, il y en a eu tout au long de notre histoire. Et elle ajoute : "Si, grâce à nous, ces vagues vont et viennent, il finira par y avoir un jour une révolution".
Vous avez commencé à tourner ce documentaire bien avant que l’Égypte ne fasse les gros titres de la presse et que les mouvements sociaux ne soient reconnus dans le monde entier. Qu’est-ce qui vous a motivée pendant ces deux années ?
L.P. : Il y a eu beaucoup de hauts et de bas. Parfois, je me demandais : "Qu’est-ce que je fais ici ?" et je me sentais solidaire des manifestants. Nous en parlions tout le temps, devant la caméra et hors caméra, nous parlions de tout ce qui les faisait tenir, les encourageait à continuer leur combat, à réclamer quelque chose sans forcément obtenir de réponse. Quand je suis allée en Égypte, ce que je savais, c’était uniquement ce que j’avais appris dans les livres, et par quelques voyages dans ce pays, mais je ne connaissais pas les choses en profondeur. Lorsque vous vivez ici, aux côtés des gens jour et nuit, et que vous voyez tout ce qu’ils font, que vous leur parlez et que vous voyez s’ils ont le moral ou s’ils sont découragés... Je faisais en même temps mes premiers pas de réalisatrice, en tâtonnant. Ce fut une expérience intéressante et très enrichissante, et je pense que ce qui m’a le plus motivée, ce sont la relation et les liens d’amitié que j’ai noués avec les gens que j’ai rencontrés, dont j’ai observé le combat, auquel j’ai en quelque sorte participé, c’est assez étrange. Je ne luttais pas pour la liberté de mon pays ou pour la démocratisation, mais j’y prenais part, d’une certaine façon, à ma manière, en faisant ce film.
Un an après la révolution, quels messages votre film véhicule-t-il, à votre avis ?
L. P. : On a l’impression que les gens veulent une histoire belle, parfaite, avec un happy end, avec des Égyptiens sur le chemin de la démocratie. Mais ce n’est pas terminé et on ne peut jamais dire : "C’est la fin de l’histoire". À chaque fois que je projette ce film, et je l’ai projeté tout au long de l’année dernière, dans diverses universités et ailleurs, à chaque fois que je l’ai montré, des gens m’ont demandé : "Et la situation actuelle ? Votre film se termine avant la révolution, pourquoi est-ce que vous ne continuez pas l’histoire ?". Je réponds qu’il faut bien qu’il finisse à un moment. Mais cette histoire ne va pas s’arrêter là. Je sais que les militants et les citoyens égyptiens sont sur la bonne voie, mais qui sommes-nous pour dire ce qui est le mieux pour eux ? C’est à eux de décider de leur avenir.
Les militants estiment-ils que leur horizon politique s’élargit ?
L. P. : Tout à fait. Le plus étonnant, c’est que cette expérience leur a fait prendre conscience qu’ils pouvaient agir. À chaque fois que je parle avec eux, ils me disent que, quelle que soit la façon dont la situation évoluera sur le plan politique, la rue est encore à eux. Ils ont ressenti ça, en grand nombre et d’une manière que je n’aurais jamais pu imaginer. Personne n’aurait pu imaginer voir tous ces gens sur la place Tahrir. C’est quelque chose qui a été ressenti, et les gens comprennent et savent que ça leur appartient. Qu’ils pourraient recommencer.
Prenez part au débat