Ce billet a fait l’objet d’une première publication dans Future Development.
Tandis que la moitié des Syriens ont été obligés, par ces cinq années de guerre civile, de fuir leurs maisons et mènent désormais une vie de réfugiés ou de déplacés, une interrogation revient souvent dans les conversations : « Pourrons-nous un jour rentrer chez nous ? ». Les modifications récentes du cadre juridique régissant l’achat et la vente de terres privées suscitent des inquiétudes — autant en matière de protection des terres détenues ou occupées de longue date par des déplacés que pour la conception d’un futur processus de restitution des terres, une fois le conflit terminé. D’autant que ces modifications pourraient aussi concerner la réforme post-conflit des pratiques d’administration foncière et faire peser une incertitude sur l’un des rares actifs économiques dont disposent les ménages déplacés.
La gestion foncière des terres privées n’a jamais été particulièrement efficace en Syrie, même avant le conflit. Selon des estimations grossières d’avant la guerre du ministère des Collectivités locales, la moitié à peine des terres en Syrie étaient officiellement déclarées . Pour le reste, dans 40 % des cas, les limites étaient matérialisées mais non encore enregistrées. Les multiples registres fonciers, sur papier, étaient le plus souvent assez mal conservés. Tous les projets d’informatisation et de simplification des procédures d’enregistrement ont été interrompus par le conflit.
Du fait de certaines habitudes locales, les registres n’étaient pas toujours précis, rendant la sécurité foncière encore plus fragile. Le partage entre héritiers des terres transmises d’une génération à l’autre n’était ni systématique ni toujours déclaré officiellement. Bon nombre de couples mariés ne prenaient pas la peine d’enregistrer leurs titres conjointement, privant ainsi de nombreuses épouses des avantages de la propriété commune. Des accords fonciers informels, très fréquents en milieu rural au sein des communautés, venaient doubler le système formel. Les programmes gouvernementaux impliquant l’expropriation de particuliers pour des projets immobiliers ou pour des raisons de sécurité n’ont pas toujours été équitables, surtout sur le plan des compensations, nourrissant chez les anciens propriétaires le sentiment d’être lésés.
Le conflit est venu fragiliser encore un peu plus des droits fonciers mal assurés . Les registres imprimés auraient été abimés ou détruits . Et la falsification des titres de propriété, débouchant sur des transactions frauduleuses, semble monnaie courant dans les zones de conflit. Les ménages de réfugiés et de déplacés, surtout quand le chef de famille est une femme, risquent d’avoir du mal à faire valoir leur droit de propriété ou autre sur un bien foncier. Sans compter les rumeurs grandissantes selon lesquelles les maisons et les terres des déplacés serviraient à réinstaller des combattants, syriens ou étrangers.
Les aménagements introduits récemment dans le cadre juridique touchant à la sécurité foncière des déplacés ont trois grandes implications. Premièrement, toutes les transactions foncières entre particuliers font désormais l’objet d’une attestation de sécurité. Les services ad hoc, rattachés au ministère de l’Intérieur, doivent approuver la vente et l’achat de terres. Un certain nombre de déplacés rechigneront probablement à demander les autorisations requises au ministère, par crainte d’être identifiés comme personnes déplacées et, ce faisant, comme opposants au régime. Sans oublier des pratiques apparemment courantes, de la part des forces gouvernementales, de confiscation des biens appartenant aux déplacés.
Ensuite, le ministère du Développement local peut suspendre les transactions foncières privées dans les zones de conflit. Ce qui implique le gel du cadastre et la consignation des nouvelles opérations dans un registre quotidien supplémentaire et oblige donc à déclarer auprès d’institutions situées dans les territoires contrôlés par le gouvernement des opérations privées dans des zones échappant à son contrôle. Personne ne sait encore vraiment quelles formes de protection juridique et procédurale seront accordées aux propriétaires fonciers déplacés. Quiconque contestant l’authenticité d’une inscription dans le registre devra en appeler à un tribunal local, là encore sans doute dans une région contrôlée par le gouvernement.
Il est de l’intérêt légitime d’un État de suspendre les transactions foncières dans les zones de conflit, pour éviter par exemple les opérations entachées de fraude ou réalisées sous contrainte. Les autorités colombiennes ont procédé ainsi pour protéger les terres des populations déplacées. Mais dans le conflit syrien, une telle suspension ouvre aussi la voie à la manipulation des registres cadastraux au détriment des déplacés, considérés comme des suppôts de l’opposition et ayant peu de moyens concrets de s’opposer à de telles pratiques.
Troisièmement, une pleine valeur juridique est étendue aux exemplaires numériques des registres, en plus des exemplaires imprimés. La numérisation de ces documents pourrait être un moyen efficace de prémunir les biens contre les dégradations ou les destructions. La fourniture d’une copie de sauvegarde numérique des registres fonciers peut éviter la disparition de ces documents et permettre, après un conflit, de régler les éventuels litiges entre propriétaires. Mais les documents actuels, sur papier, sont rarement précis.
Ce qui soulève à nouveau la question de savoir comment les droits fonciers des déplacés seront traités dans ce processus. Toute personne souhaitant contester les informations du registre informatique nouvellement créé devra le faire auprès d’une juridiction locale, là où les dossiers sont conservés pendant environ cinq ans, ce qui risque d’être compliqué ou infaisable pour les déplacés. D’autant que la saisie informatique de dossiers incorrects fragilise à nouveau les droits fonciers et pourrait rendre le processus de restitution foncière après la guerre assez délicat.
Ensemble, ces mesures et les obstacles qu’elles créent pourraient servir de base à une expropriation de fait des déplacés par des moyens légaux. Il suffit pour s’en convaincre de voir ce qui s’est passé en Bosnie ou en Croatie, où la législation sur la propriété dans les zones de conflit a été utilisée pour priver les déplacés de leurs droits dans une volonté de cimenter les déplacements et les réinstallations de population sur des bases ethniques/confessionnelles.
En tant qu’ancien coordinateur du droit foncier pour le bureau du Haut-représentant à Sarajevo, où j’ai travaillé pendant plusieurs années après la signature des accords de paix de Dayton, je peux témoigner de la complexité de l’écheveau des droits fonciers dans les contextes post-conflit — mais aussi de la nécessité de résoudre ces problèmes, car il existe un rapport évident entre retour des réfugiés et des déplacés et conséquences économiques et sociales de l’accès aux terres et au logement.
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