L'IA nous rend-elle plus intelligents ou nous donne-t-elle simplement l'air intelligent ?

L'IA nous rend-elle plus intelligents ou nous donne-t-elle simplement l'air intelligent ? Copyright: Adobe Stock

Voici une vérité dérangeante : les élèves peuvent réussir tous leurs devoirs en classe, sans rien apprendre. À l'inverse, ils peuvent avoir du mal à accomplir leurs tâches, mais apprendre beaucoup. Ce paradoxe, documenté par les chercheurs Robert Bjork et Nicholas Soderstrom de l'UCLA, révèle un aspect essentiel de l'apprentissage, qui prend toute son importance lorsque l'on parle d'IA.

Leur conclusion est simple, mais critique. Faire une bonne impression à un instant donné (performance) est différent de changer réellement ce qui est stocké dans votre mémoire à long terme (apprentissage). Lorsqu'un élève utilise ChatGPT pour rédiger un essai parfait, sa performance semble exceptionnelle. Mais peut-on parler de véritable apprentissage ? Souvent, la réponse est non.

Comment votre cerveau apprend réellement

Barbara Oakley, dont les recherches ont influencé des millions de personnes, décrit l'apprentissage véritable comme le passage d'une réflexion consciente et laborieuse à une expertise automatique. Lorsque vous apprenez quelque chose de nouveau, vous utilisez ce que les scientifiques appellent la mémoire déclarative : chaque étape requière une attention totale. À force de pratique, ces connexions neuronales deviennent automatiques et basculent vers la mémoire procédurale. Par exemple, lorsque vous apprenez à conduire, chaque mouvement exige une concentration totale. Avec l’expérience, vous pouvez conduire tout en discutant.

Oakley et ses collègues ont utilisé les neurosciences pour comprendre l'impact de l'IA. Lorsque l'IA réfléchit à notre place, cette transformation cruciale du cerveau ne se produit jamais. Les connexions cérébrales qui créent une véritable expertise ne se développent tout simplement pas.

L'illusion de la compréhension

Voici un exemple. Imaginez que vous enseigniez un concept le lundi et que vous testiez vos élèves le jour même. Ils obtiennent en moyenne 90 %. Mais si vous testez ces mêmes élèves une semaine plus tard, sans révision, la moyenne des notes chute à 60 %. Les connaissances n’ont jamais intégré la mémoire à long terme. Les élèves ont obtenu un bon résultat le lundi, mais n'ont pas réellement appris.

L'intervalle d'une semaine oblige le cerveau à récupérer les informations, et c'est cette lutte mentale pour se souvenir qui crée l'apprentissage. C'est ce que les chercheurs en sciences cognitives appellent « lutte productive » ou « difficulté souhaitable ». Les recherches montrent que l'IA peut créer une illusion similaire : les élèves peuvent améliorer leurs performances immédiates grâce à l'IA, mais ces gains à court terme ne se traduisent généralement pas par une meilleure rétention à long terme.

Lorsque vous confiez la réflexion à l'IA, non seulement les calculs, mais aussi le travail mental de réflexion, votre cerveau ne crée pas les connexions qui permettent une véritable compréhension. Comme l'affirme Robert Pondiscio, « les élèves qui s'appuient sur l'IA pour rédiger une dissertation peuvent rendre un excellent travail, mais ils n'ont pas fait preuve d'une excellente réflexion ».

Même technologie, résultats opposés

La même technologie d'IA peut accélérer l'apprentissage, ou le détruire. La différence ne réside pas dans la technologie, mais dans la façon dont elle est conçue et utilisée.

Lorsque l'IA est mal conçue : selon une étude menée en Turquie en 2024 des élèves de lycée ayant bénéficié d’un accès illimité à des outils d’IA sans accompagnement pédagogique ont vu leurs résultats diminuer de 17 % par rapport à ceux n’utilisant pas ces technologies. Une autre étude a révélé que les élèves utilisant ChatGPT produisaient des travaux plus esthétiques, mais réduisaient considérablement la planification et l'auto-évaluation qui stimulent l'apprentissage.

Lorsque l'IA est bien conçue et que les enseignants sont préparés : une étude de Harvard a révélé que les élèves utilisant un tuteur IA bien conçu apprenaient au moins deux fois plus, en moins de temps. Le système encourageait la réflexion active et fournissait un soutien structuré. Les chercheurs de Stanford ont obtenu des résultats similaires : l'IA amplifiait l'expertise des enseignants plutôt que de remplacer leur jugement. Des recherches menées au Nigeria ont montré que des élèves avaient atteint en six semaines un niveau qui nécessite généralement un an et demi à deux ans d'études. Le détail crucial est que ces résultats ont nécessité la présence d'enseignants formés guidant chaque session, posant des questions et incitant les élèves à réfléchir de manière approfondie.

La voie à suivre

L'IA n'est ni bonne ni mauvaise en soi pour l'apprentissage. Ce qui détermine le résultat, c'est la manière dont les outils d'IA sont conçus et dont les éducateurs guident leur utilisation. La clé est de préserver l'effort mental qui stimule l'apprentissage, que ce soit par la conception des tâches ou l'utilisation stratégique des plateformes existantes, en veillant à ce que l'IA incite à la réflexion plutôt que de la remplacer.

Lorsque l'IA réfléchit à votre place, vous ne savez même pas ce que vous ignorez. Les recherches de Carl Hendrick, expert en sciences de l'apprentissage, montrent que l'apprentissage nécessite un retour d'information sur vos erreurs. Dès lors que l'IA résout le problème à votre place, il n'y a pas d'erreurs dont vous pouvez tirer des leçons. Vous n'avez jamais eu à lutter, il n'y a donc rien à corriger. Selon les termes du psychologue cognitif Daniel Willingham, la mémoire est « le résidu de la pensée ». Si l'IA élimine le besoin de réfléchir, elle élimine également la possibilité de se souvenir. C'est pourquoi une IA bien conçue et des enseignants formés sont essentiels. Ensemble, ils garantissent que les élèves effectuent le travail cognitif.

Mais la préparation des enseignants ne suffit pas. Les décideurs, des directeurs d'école aux responsables ministériels, doivent comprendre la distinction entre performance et apprentissage. Cela nécessite de nouvelles approches d'évaluation qui évaluent l'apprentissage avec et sans IA. Lorsqu'ils investissent dans l'IA, les dirigeants doivent se poser les questions suivantes : les élèves seront-ils capables de penser de manière indépendante par la suite ? Pourront-ils appliquer leurs connaissances à un nouveau contexte ? Le véritable investissement consiste à renforcer les capacités des systèmes éducatifs en :

  • Formant les enseignants à la fois aux compétences technologiques et aux connaissances pédagogiques afin de maintenir l'effort cognitif dans l'apprentissage ;
  • Préparant les chefs d'établissement et les responsables de l'éducation à reconnaître la différence entre des performances impressionnantes et l’apprentissage véritable ;
  • Veillant à ce que les décideurs politiques comprennent ce qu'implique une mise en œuvre efficace de l'IA : un temps de formation suffisant, un soutien continu et des ressources adéquates ; et
  • Créant des communautés de pratique où les éducateurs développent une expertise collective.

Dans les pays en développement, ces défis sont amplifiés. La sensibilisation des enseignants et des décideurs politiques aux sciences de l'apprentissage reste limitée, ce qui rend les élèves ayant des compétences de base plus faibles particulièrement vulnérables : ces élèves ne disposent pas des connaissances préalables nécessaires pour reconnaître quand l'IA se trompe, alors que ce sont eux qui ont le plus besoin de lutter pour acquérir une expertise. Mais les données provenant du Nigeria, de Harvard et de Stanford montrent la voie à suivre : l'IA fonctionne lorsqu'elle amplifie l'expertise humaine, et non lorsqu'elle remplace le jugement humain. Notre investissement essentiel doit porter sur la formation d'enseignants qui comprennent que le véritable apprentissage requière un effort cognitif. Avec une préparation adéquate, l'IA peut soutenir la lutte productive qui permet de développer une expertise durable, afin que les élèves ne se contentent pas de produire des réponses intelligentes, mais deviennent des penseurs plus intelligents.

Ce blog s'inspire des présentations passionnantes de la conférence researchED Chile 2025, au cours de laquelle Barbara Oakley, Tom Bennett, Nidhi Sachdeva, Greg Ashman, Rodrigo López et d'autres éducateurs de premier plan ont exploré comment les pratiques fondées sur des données probantes peuvent guider notre approche des technologies émergentes dans le domaine de l’éducation.

En savoir plus

Les bases de la science de l'apprentissage

  • Apprendre à apprendre - Cours Coursera de Barbara Oakley (plus de 4,8 millions d'apprenants) expliquant les neurosciences appliquées à l'apprentissage, notamment le fonctionnement de la mémoire, l'importance de l'effort productif et les techniques pratiques pour un apprentissage approfondi.
  • A Mind for Numbers - Livre de Barbara Oakley sur la manière d'exceller dans l'apprentissage de matières difficiles, basé sur la recherche en sciences cognitives.
  • Apprentissage contre performance - Le laboratoire de Robert Bjork à l'UCLA, pionnier dans la recherche sur la distinction entre performance et apprentissage, les difficultés souhaitables et la pratique de la récupération.
  • The Learning Scientists - Stratégies fondées sur des données probantes pour un apprentissage efficace, notamment la pratique de la récupération, la pratique espacée et l'élaboration.
  • Portail « Science de l'apprentissage » de l'UNESCO

Barbara Oakley sur l'IA et l'apprentissage

  • Podcast The Knowledge Project - Barbara Oakley discute de l'apprentissage, de la mémoire et de la science qui sous-tend une éducation efficace.
  • The Memory Paradox - Oakley et al. (2025) expliquent pourquoi notre cerveau a besoin de connaissances à l'ère de l'IA, en explorant le déchargement cognitif et les systèmes de mémoire.

Perspectives connexes sur l'IA et l'éducation

  • L'illusion de l'apprentissage - Robert Pondiscio sur le danger de l'IA pour l'éducation, affirmant que l'IA nous oblige à redéfinir la finalité de l'éducation : non pas produire des résultats perfectionnés, mais former des esprits capables et perspicaces.
  • The Research Brief: What's New in Learning Science (Le dossier de recherche : quoi de neuf dans les sciences de l'apprentissage) - Revue mensuelle de Carl Hendrick sur les nouvelles recherches en matière d'apprentissage, y compris les récentes découvertes sur le retour d'information de l'IA, la pratique de la récupération et l'enseignement de la lecture.
  • Guide de mise en œuvre de la science de l'apprentissage - Guide gratuit de Carl Hendrick destiné aux chefs d'établissement sur l'application pratique des principes des sciences de l'apprentissage.

Qu'est-ce qui améliore la mémoire d'un élève ? – Les travaux de Daniel Whillingham montrent que la mémoire s'améliore lorsque les élèves réfléchissent profondément au sens des choses, car nous nous souvenons de ce à quoi nous pensons.


Jaime Saavedra

Directeur régional du Développement humain pour l'Amérique latine et Caraïbes à la Banque mondiale

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