Publié sur Nasikiliza

Arrêtez de voler le poisson de l’Afrique, il appartient aux Africains

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Il y a vingt-cinq ans, je vivais à Tanji, un village de pêcheurs situé sur la côte gambienne. Le village s’animait avant le lever du soleil, et en se levant tôt, on pouvait voir partir en mer les pirogues aux couleurs vives, ces fragiles embarcations en bois avec à leur bord six ou sept jeunes hommes courageux. Ce n’était pas une mince affaire. L’Atlantique était impitoyable, parfois traître.

Je travaillais avec les pêcheurs dans le cadre d’un projet de l’Union européenne relatif à la pêche, et nous avons peu à peu sympathisé. Nous parlions mandinka, buvions le thé, et discutions de nos difficultés et de nos espoirs. Ils m’ont expliqué que leurs captures avaient diminué de façon spectaculaire au fil des années, les obligeant à partir pêcher de plus en plus loin, et que les chalutiers se rapprochaient de plus en plus de la côte et arrachaient souvent leurs filets délicats.

Un grand nombre de ces navires venaient de Chine et de l’Union européenne. Tandis que le projet de pêche européen poursuivait son « aide au développement » pour les habitants du village, les chalutiers européens vidaient la mer. L’ironie de la situation n’échappait à personne. Les villageois étaient en colère, ils se sentaient trahis et impuissants.

Un jour, deux pirogues ne sont pas revenues. Treize jeunes hommes ont péri en mer, laissant des familles dévastées sur le plan affectif et économique, et des amis inconsolables.

Aujourd’hui, l’Afrique de l’Ouest est de loin la région du monde qui souffre le plus de la pêche illégale. Chaque année, la région perd l’équivalent de 1,3 milliard de dollars US de poisson à cause de la pêche illégale (voir l’infographie). Ce pillage détruit des communautés entières en les empêchant de pêcher, de traiter et de commercialiser le poisson.

En raison de l’augmentation de la demande mondiale de poisson, les eaux africaines attirent des flottes du monde entier. Les chalutiers en provenance de l’UE constituent toujours la principale présence étrangère, mais les flottes en provenance de Chine, de Corée du Sud, des Philippines, de Russie, et de Taïwan se sont également multipliées ces dernières années.

Ce pillage systématique des ressources africaines et les moyens d’y mettre un terme sont exposés dans Agriculture, pêche et capitaux : comment financer les révolutions verte et bleue de l’Afrique, le rapport 2014 de l’Africa Progress Panel, présidé par Kofi Annan. Ce rapport met en évidence le manque incontestable de coopération internationale, qui se limite à un ensemble disparate de règles volontaires et d’institutions fragmentées, qualifié par la Commission Océan Mondial de « catastrophe coordonnée ».

Comment mettre fin au pillage ? Les gouvernements africains devraient augmenter le montant des amendes pour les navires pratiquant la pêche illégale, favoriser la pêche artisanale, améliorer la transparence et publier dans leur intégralité les conditions d’octroi des permis de pêche commerciale. Il est temps de limiter la concurrence inéquitable et déloyale entre les flottes de pêche industrielle et la pêche artisanale.

Il faut également cesser de financer ce pillage. Les pays industrialisés versent 27 milliards de dollars US par an (sous forme de subventions au carburant, d’assurances, etc.) à ceux qui épuisent les ressources des océans. Ces subventions proviennent principalement de l’Union européenne, de la Russie et des pays d’Asie de l’Est qui possèdent un grand nombre de « flottes de pêche hauturière ». Elles bénéficient au moins en partie à des flottes qui pratiquent la pêche illégale en Afrique.

De nombreux bateaux de pêche commerciale opérant dans les eaux africaines sont immatriculés dans des États qui ne veulent ou ne peuvent pas s’acquitter de leurs responsabilités réglementaires. De ce fait, la responsabilité de contrôler les « navires hors-la-loi » revient aux gouvernements africains, qui n’ont souvent pas les moyens de mettre en place une réglementation efficace. Les « pavillons de complaisance » sont l’équivalent maritime des paradis fiscaux, car ils permettent aux propriétaires effectifs de se cacher derrière des sociétés-écrans ou des prête-noms. Un registre des bateaux de pêche qui naviguent sous pavillon de complaisance devrait être établi, ce qui permettrait aux gouvernements africains d’éviter de conclure des accords avec les navires répertoriés.

Par ailleurs, les gouvernements pourraient améliorer les contrôles dans les ports où les captures de pêche sont débarquées et déclarées. Comme l’a affirmé M. Annan, « certains chalutiers commerciaux opèrent sous pavillon de complaisance et déchargent leur pêche dans des ports qui ne consignent pas leurs captures : c’est du vol organisé sous couvert de commerce ».

La pêche illégale est une forme de vol comparable à l’évasion fiscale. Il serait donc légitime que le G8, le G20 et d’autres groupements de pays soutiennent une initiative norvégienne visant à reconnaître cette pratique comme un acte de « criminalité transnationale ». Grâce à cette stratégie, la pêche illégale pourrait relever d’Interpol, et la police, les services des douanes et les ministères de la Justice joueraient alors un rôle plus concret dans l’application de la loi. Par ailleurs, tous les pays devraient ratifier et mettre en œuvre l’accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port, ce qui permettrait aux pays côtiers d’interdire l’accès aux ports et aux services aux navires étrangers suspectés de pêche illégale.

Il est urgent de mener une action internationale concertée en vue de protéger les ressources halieutiques de l’Afrique. En effet, les enjeux sont considérables, et pas uniquement dans des villages de pêcheurs comme Tanji. À terme, la crise à laquelle sont confrontés les océans entraîne des conséquences graves pour le reste du monde en matière de biodiversité, de moyens de subsistance, d’eau douce, d’air propre, de pluie et de protection contre le changement climatique.

Heureusement, il y a une lueur d’espoir : la gouvernance mondiale de la haute mer, qui était auparavant une question marginale, commence désormais à prendre la place qu’elle mérite au centre des débats politiques. Il est temps de faire cesser le pillage des ressources halieutiques de l’Afrique, d’amorcer la révolution bleue tant attendue et de rétablir la santé des océans du monde entier.

Auteurs

​Caroline Kende-Robb

Directrice exécutive de l’Africa Progress Panel

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