Certains militent pour interdire les armes chimiques ou nucléaires. Le docteur Denis Mukwege, gynécologue congolais, nominé cette année pour le prix Nobel de la paix, remue ciel et terre pour que la communauté internationale érige le viol au rang des armes de destruction massive. Chaque année, l’hôpital Panzi, institution qu’il a fondée en 2008 à Kivu (province de l’Est de la RDC ravagée par les conflits), soigne 3000 survivantes de violences sexuelles. Mais à travers la fondation Panzi (fondée en 2010), le docteur Mukwege œuvre également à réintégrer ces femmes dans la société. De passage à la Banque mondiale, à l’occasion d’un séminaire sur la violence sexuelle dont sont victimes les femmes dans la province du Kivu, « L’homme qui répare les femmes » (selon le titre d’une biographie que lui a consacré la journaliste Colette Braekman) nous parle de son combat.
Lors de ce séminaire, vous avez souligné que les femmes portaient l’économie de l’Afrique sur leurs épaules et que si on les brisait psychologiquement, et physiquement, on ne faisait que perpétuer le cycle de la pauvreté. Selon vous, la lutte contre les violences sexuelles et le développement économique vont de pair. Pourquoi ?
Je pense effectivement que la femme porte l’économie de l’Afrique sur ses épaules puisque les femmes se battent pour l’éducation de leurs enfants. J’ai participé à un panel de haut niveau des Nations Unies sur la réparation en RDC. Lorsque nous avons interviewé des survivantes de violences sexuelles, nous avons constaté que la première chose que ces femmes, victimes de traumatismes atroces, réclamaient était que leurs enfants puissent aller à l’école. Elles savent que l’éducation est un outil pour lutter contre la pauvreté. Les femmes se battent également pour que leur famille ait suffisamment à manger donc toute leur lutte est concentrée sur la famille. Sans une bonne éducation, sans une bonne nutrition, on ne peut pas être utile à la communauté. Si vous détruisez la femme physiquement et psychologiquement, cette femme qui a toujours travaillé pour que ses enfants soient en bonne santé et aillent à l’école, est brisée. Et avec elle, c’est six personnes en moyenne qui sont affectées.
Si l'on veut reconstruire l’Afrique, il faut donc vraiment tenir compte des femmes. Il ne s’agit pas de féminisme de ma part mais il s’agit simplement de reconnaître que les femmes sont les piliers de la société. C’est pourquoi nous essayons de donner à ces femmes la possibilité de se prendre en charge. Autour d’elles, le cercle s’élargit car elles associent facilement les autres femmes. Dans le mouvement associatif, les femmes ont un siècle d’avance par rapport aux hommes. Par exemple, lorsqu’une femme a une chèvre et qu’elle en obtient une deuxième, elle va la donner à une autre et ces chèvres vont bénéficier à tout le village. Les villageoises vont aussi former des banques informelles. Les femmes sont des actrices du développement et elles se battent pour les droits de l’homme. J’ai vu des survivantes qui ont commencé chez nous à Panzi après avoir appris à lire, à écrire, à compter, avec un petit pécule de 30 dollars, et qui sont venues me voir pour me dire qu’elles avaient acheté par la suite une parcelle de terre à 1000 dollars.
Parlez-nous du programme « Un toit pour les survivantes » que vous avez lancé récemment et qui consiste à donner aux survivantes des violences sexuelles des matériaux de construction afin qu’elles construisent leur maison.
Permettre à la femme d’avoir son propre toit est une façon de l'autonomiser. Dans la société où tout appartient à l’homme, même si la femme participe a l’économie elle n’est pas considérée comme une actrice à part entière. C’est comme si elle travaillait pour le compte de son mari. Le jour ou la femme se construit sa propre maison, le mari peut venir la voir mais il n’a plus d’emprise sur elle. Une femme qui part avec un crédit de 30 dollars et qui parvient à s’acheter une parcelle de terre, c’est un potentiel à encourager. La réussite sociale peut se bâtir sur les femmes car leur façon de voir est centrée sur la communauté.
Vous sillonnez la planète pour sensibiliser le monde à la cause que vous défendez. Selon vous, quel rôle peut jouer la communauté internationale dans la lutte contre le viol comme arme de guerre ?
La loi internationale prévoit que si le gouvernement ne peut pas protéger sa population, la communauté internationale doit le faire : ce n’est pas de l’ingérence car le droit à la protection est un droit fondamental. Lorsqu’il y a une dépravation sociale, ce sont les femmes et les enfants qui doivent payer le prix. Dans le cas de la RDC, je crois que la communauté internationale a failli à ses responsabilités. J’ai frappé à toutes les portes depuis 15 ans, de la communauté européenne aux Nations Unie, etc. J’ai été partout ! La violence sexuelle n’a jamais été vraiment prise au sérieux. Disons la vérité. Lorsqu’il y a des armes chimiques, la ligne rouge est franchie. Où est la ligne rouge par rapport à la violence sexuelle ? Je crois qu’il faut que la communauté internationale trace cette ligne rouge. Les études scientifiques montrent qu’en l’absence de ligne rouge même les adultes commettent des viols sans comprendre pourquoi ils le font. Ils détruisent une société mais eux-mêmes ne réalisent pas ce qu’ils font car le viol est normalisé dans leur esprit. Il faut avoir le courage de dire à la communauté internationale qu’il faut agir, car il n’est jamais trop tard pour bien faire…
Comment la Banque mondiale peut-elle vous aider concrètement dans votre mission de tous les jours ?
Je voudrais que la Banque mondiale nous aide à répliquer le modèle de Panzi sur tous les territoires où la violence sexuelle a été utilisée comme stratégie de guerre et de destruction massive et qu’elle nous aide à intégrer la santé mentale dans les soins de santé primaire. J’espère que la Banque mondiale et le gouvernement congolais pourront se mettre d’accord pour que ce plan puisse être mise en œuvre. La Banque mondiale peut aussi aider à démobiliser les anciens combattants. Il ne faut absolument pas les réintégrer dans l’armée car beaucoup sont détruits psychologiquement. Ce sont des hommes forts, ils peuvent réhabiliter des routes, des centres de santé et des écoles, ils peuvent constituer des brigades agricoles et leurs produits agricoles peuvent être vendus sur le marché au bénéfice de la communauté et du développement. Nous avons besoin de centres de santé qui intègrent cet aspect de la santé mentale. L’expérience du Congo peut aider. On ne peut pas espérer changer la société, si la société est malade.
Photo: Roger Svanell/PMU
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