Publié sur Nasikiliza

Tordre le cou aux idées reçues sur la région du lac Tchad

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Adaouia Birema travaille à l'installation de l'électricité chez un client au Tchad. Photo : Vincent Tremeau/Banque mondiale Adaouia Birema travaille à l'installation de l'électricité chez un client au Tchad. Photo : Vincent Tremeau/Banque mondiale

S'étendant de part et d'autre de la limite entre Afrique de l'Ouest et Afrique centrale, la région du lac Tchad, zone hautement hétérogène et socialement et économiquement intégrée, est plongée dans une violente crise sécuritaire liée à Boko Haram et à ses groupes apparentés. Le conflit s'est déclenché en 2009 à Maiduguri, dans le nord-est du Nigéria, et s'est ensuite rapidement propagé aux pays voisins : Cameroun, Niger et Tchad. 

Exacerbant des fragilités profondément enracinées, il a provoqué une crise humanitaire aiguë, une insécurité généralisée, d'importants déplacements de population et une forte perturbation des activités économiques. De surcroît, le règne de l'insécurité a gravement affecté les conditions de vie de la population dans les domaines de l'éducation, la santé, la gouvernance locale, les échanges économiques, l'action sociale et la sécurité.

En novembre 2021, la Banque mondiale a réalisé une évaluation des risques et de la résilience dans la région du lac Tchad (a). Ce diagnostic des principaux facteurs de fragilité et de résilience dans la région avait pour but de formuler des recommandations opérationnelles destinées aux équipes de la Banque mondiale, afin de mieux aborder et atténuer les problèmes de fragilité et soutenir la résilience. 

Le grand intérêt de cette évaluation a été de tordre le cou à certains clichés et préjugés répandus sur cette région, ce qui est essentiel pour appréhender correctement la crise et, par conséquent, orienter les débats sur les réponses utiles à y apporter. Ces principales idées reçues sont les suivantes :

  • Mettre l'étiquette « Boko Haram » sur une multitude de réalités complexes et très différentes (d'un pays à l'autre et d'une localité à l'autre) ne rend pas compte des causes profondes de l'insurrection . Celle-ci trouve en effet son origine dans des circonstances préexistantes et des facteurs structurels de fragilité, conséquences de phénomènes soudains tels que l'insécurité avoisinante et la crise économique, mais est devenue, à son tour, une cause de crise permanente.
  • La « disparition » inévitable du lac est souvent présentée comme la raison principale de la crise et de divers maux de la société. Pourtant, des analyses scientifiques récentes ont démenti l'idée largement répandue que le lac s'assèche, montrant au contraire que les niveaux d'eau fluctuent et que le lac s'est partiellement reconstitué depuis la période creuse des années 1970 et 1980. Ces études déboulonnent donc le mythe selon lequel la crise actuelle dans la région est liée à la disparition du lac. Il faut en revanche pointer l'impact du changement climatique, avec l'apparition de phénomènes météorologiques extrêmes et la variabilité du climat.
  • La forte croissance démographique est trop souvent tenue pour responsable de la violence et des conflits. L'expérience montre que les mécanismes qui transforment une forte croissance démographique ou une grande densité de population en conflit violent sont spécifiques, liés dans certains cas au rôle et au statut des jeunes et à l'écart entre les attentes et les difficultés quotidiennes. Dans le contexte de la région du lac Tchad, la forte croissance démographique est effectivement un défi, mais elle ne doit pas être considérée comme la seule cause de la violence  et doit plutôt être envisagée en lien avec les autres dimensions structurelles de la crise. 
  • La campagne « Rendez-nous nos filles » a été plébiscitée pour avoir attiré l'attention de la communauté internationale sur des questions habituellement peu médiatisées concernant les filles, l'Afrique et les filles en Afrique. Cependant, cette couverture médiatique internationale soudaine, mais éphémère a eu peu d'effet sur la qualité et l'efficacité de la réponse apportée aux causes profondes du conflit.
  • Les femmes, « épouses, armes et témoins ». Les femmes ont été particulièrement victimes du conflit en cours et ont subi différentes formes de violence. Leur rôle dans la société a été redéfini, car elles ont dû exercer de nouvelles activités économiques et assumer des rôles décisionnels en l'absence des hommes contraints de fuir ou ayant été tués. Elles ont aussi apporté un soutien aux groupes d'insurgés et d'autodéfense, certaines volontairement, d'autres non. Il faut donc envisager une perspective beaucoup plus large pour comprendre le rôle et l'impact des femmes dans les situations de conflit. 
  • Les raisons qui ont poussé les jeunes à rejoindre les rangs des groupes armés relèvent en réalité de divers facteurs d'incitation et d'attraction, ce qui rend nécessaire une approche plus diversifiée et nuancée de leurs attentes et motivations. 

Bien que le recul du lac Tchad continue de faire les gros titres et que l'attention des médias se concentre principalement sur l'insurrection, il est évident que la crise qui se déroule dans cette région est complexe, multidimensionnelle et aussi très souvent mal comprise. 

L'évaluation des risques et de la résilience dans la région du lac Tchad a contribué à forger un consensus et un dialogue régionaux sur les causes et les conséquences du conflit, à la faveur d’un large processus de consultation qui a notamment donné lieu à une série d'entretiens virtuels dans le cadre d'un partenariat entre le programme Afrique de Chatham House et la Banque mondiale. 

Sur le plan des opérations, les conclusions et recommandations de l'évaluation guident la conception et la mise en œuvre de programmes régionaux qui visent à s'attaquer aux causes profondes du conflit et à soutenir la résilience. Il s'agit notamment du projet pour la relance et le développement de la région du lac Tchad, dont l'objectif est de contribuer au redressement de la région en soutenant la coordination régionale pour suivre l'évolution de la crise, ainsi que le développement de la connectivité et d'activités agricoles rémunératrices dans plusieurs provinces du Cameroun, du Tchad et du Niger.

Le processus plurinational de l'évaluation a constitué une occasion inédite de réfléchir en interne et en externe aux défis partagés, aux points communs, mais aussi aux différences entre les pays. Il a également démontré la capacité de mobilisation de la Banque mondiale pour favoriser la coordination et le dialogue à l'échelon régional.  

Publié en anglais sur Development for Peace


Auteurs

Catherine Defontaine

Chargée des opérations senior, cellule Fragilité, conflit et violence

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