Imaginez que vous vivez dans un pays où, toutes les 16 heures, les prix sont multipliés par deux. Comment une économie peut-elle fonctionner quand les individus n'ont plus confiance dans la valeur de leur monnaie ? C'est ce qui s'est produit pendant une période d'hyperinflation en Hongrie après la Seconde Guerre mondiale. La situation était due à de multiples facteurs, mais le problème ne pouvait pas être résolu pour une raison majeure : la banque centrale n'était pas indépendante. La prise de conscience de l'importance de la séparation entre politique monétaire et pouvoir politique a conduit ces cinquante dernières années à de fortes pressions en faveur de l'indépendance des banques centrales. Aujourd'hui, la majorité des banques centrales, toutes catégories de revenus confondues, sont indépendantes (a) et le principe selon lequel elles devraient bénéficier d'un certain degré d'autonomie est assez peu contesté. Sans cette indépendance, les gouvernements pourraient abuser de leur pouvoir sur la masse monétaire, provoquer des taux d'inflation alarmants et nuire aux résultats de développement à long terme.
Un argumentaire tout à fait similaire peut s'appliquer à l'indépendance des instituts nationaux de statistique (INS). Si les banques centrales contrôlent la masse monétaire d'un pays, les INS ont traditionnellement la main sur une grande partie de la masse de données d'un pays. Or, comme le relève le Rapport sur le développement dans le monde 2021 : Des données au service d'une vie meilleure (a), des gouvernements pourraient avoir intérêt à limiter la production et la diffusion de données fiables, de peur qu'elles révèlent de mauvais résultats de leurs politiques, qu'elles diluent le pouvoir et accroissent la pression de l'opinion publique. Si les INS ne sont pas indépendants, les pouvoirs publics peuvent abuser de leur pouvoir sur les flux de données qui alimentent les statistiques officielles et nuire aux résultats de développement à long terme.
Malgré la similitude des arguments, il n'y a pas eu de mouvement mondial en faveur de l'indépendance des INS de même ampleur que celui relatif aux banques centrales. Un indicateur de l'indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique (a) évalue l'indépendance des INS en fonction de plusieurs critères : leur autonomie dans la collecte des données de leur choix, leur capacité à publier celles-ci sans autorisation ou approbation préalable d'une quelconque entité gouvernementale, et l'adéquation de leur financement pour collecter et diffuser les données de leur choix. Un quart des pays africains ne remplissent aucune de ces conditions et seuls cinq pays en satisfont plus de la moitié. En outre, des exemples de tentatives d'atteinte à l'autonomie des INS ailleurs dans le monde laissent entendre que la fragilité de leur indépendance ne se limite pas au continent africain. Ainsi, les statistiques sur la dette de la Grèce semblent avoir délibérément déformé la réalité (a) de la situation financière du pays à la veille de la crise de l'euro de 2009.
Mais alors, pourquoi le mouvement de défense de l'indépendance des instituts nationaux de statistique a-t-il été beaucoup moins marqué que celui en faveur de l'indépendance des banques centrales ? Cette question était l'un des sujets abordés lors d'un récent événement consacré à la présentation du Rapport sur le développement dans le monde 2021.
L'une des raisons réside dans la plus faible pression internationale. Tandis que le FMI a été un acteur essentiel en conseillant les pays sur les avantages de l'indépendance des banques centrales, aucune organisation n'a joué de rôle comparable pour l'indépendance des INS. On peut pourtant favoriser l'indépendance statistique en l’intégrant dans les modalités d'adhésion à un accord ou une organisation internationale. Par exemple, l'OCDE a recommandé à la Colombie (a) de promulguer une loi instaurant l'indépendance (a) de son INS dans le cadre de la candidature d'adhésion à l'organisation, une recommandation qui a été le déclencheur d'une réforme institutionnelle dans le pays. L’enjeu de l'indépendance des INS pourrait aussi figurer en meilleure place dans les concertations menées par les institutions de développement auprès de leurs pays clients.
Autre motif de la moindre vigueur du plaidoyer en faveur de l'autonomie des INS : une indépendance absolue risque souvent de limiter la pertinence de leurs travaux. En effet, il est plus difficile pour un INS de produire des statistiques fiables s'il est administrativement isolé d'autres entités gouvernementales et s'il n'entretient pas de relations étroites avec des ministères influents, comme les Finances ou le Budget, ou avec la présidence. Alors qu'aucun gouvernement n'envisagerait de ne pas financer une banque centrale indépendante ou de ne pas utiliser sa monnaie, il est fréquent que ces mêmes gouvernements réduisent les fonds alloués aux INS et qu'ils limitent l'usage des données produites. Et si ses données ne sont pas exploitées, l'INS perd toute sa pertinence, car il n'est pas en mesure d'éclairer le débat public et politique.
Pour de nombreux INS, le dilemme est donc entre pertinence et indépendance ou, comme l'a dit un responsable d'un service national de statistique pendant un entretien préparatoire au Rapport sur le développement dans le monde, il s'agit d’un arbitrage difficile pour savoir « comment garder une certaine distance avec la main qui nous nourrit ». Pourtant, ce dilemme n'est pas inévitable, et on peut s’en affranchir grâce à une meilleure compréhension de l’importance de disposer de données de haute qualité de la part des décideurs. Voici trois arguments susceptibles de favoriser cette compréhension :
- L'indépendance des INS améliore la disponibilité et la qualité des données. L'étude de la relation de causalité entre indépendance des INS et qualité des données est complexe. Cependant, le graphique ci-dessous, qui met en évidence une corrélation entre les scores de l'indice Ibrahim évoqué ci-dessus et les indicateurs de performance statistique de la Banque mondiale (a), suggère que l'indépendance des INS améliore la disponibilité et la qualité des données. Les gouvernements désireux de limiter l'usage de certaines données tireraient sans doute parti de la production et de l'exploitation de données de grande qualité dans d'autres domaines. Par conséquent, la production de données de haute qualité accroît l'utilisation de données, ce qui renforce la pertinence de l'INS.
Sources : Indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique (a) et Indicateurs de performance statistique (a).
Les données dont est issu ce graphique peuvent être téléchargées ici (a).
- L'indépendance des INS améliore les conditions d'accès au marché et la situation économique. La transparence des données peut contribuer à l'instauration de conditions favorables au marché des capitaux et aux investissements, ainsi qu'à la croissance du PIB. Plus précisément, un pays réputé pour la grande disponibilité de ses données pourra plus facilement réduire les écarts de rendement de ses obligations souveraines et diminuer le poids de sa dette extérieure, et par conséquent faire des économies significatives. Une étude (a) a ainsi révélé que, si les pays africains portaient leur niveau de transparence des données à celui du premier quartile des pays à revenu intermédiaire supérieur, la région dans son ensemble économiserait 4,87 points de base sur les écarts de rendement des obligations souveraines et réduirait sa dette extérieure de plus de 400 millions de dollars. Selon une autre étude (a), le manque de transparence des données dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord complique l’évaluation de la viabilité budgétaire. Si les INS peuvent faire valoir qu'un service indépendant et correctement financé contribue à l'amélioration de la situation du marché et de l'économie, il est probable qu'ils soient plus pertinents aux yeux des ministères des Finances que s'ils n'étaient pas indépendants.
- Les performances d’un gouvernement seront passées au crible, que l'INS soit indépendant ou non. Les autorités qui rechignent à l'indépendance de leur INS par crainte de dévoiler leurs mauvais résultats risquent d'être « démasquées » par d'autres producteurs de données. En effet, l'INS n'a pas le monopole de l’offre de données, et la société civile joue un rôle essentiel en exigeant la transparence et en demandant des comptes au gouvernement. Les données produites par les citoyens peuvent donc être utilisées pour contester les statistiques officielles lorsque leur exactitude ou leur impartialité est sujette à caution. Et, contrairement aux données issues de la société civile, le gouvernement aura probablement plus avantage à travailler avec un INS indépendant : il sera dans ce cas informé à l'avance de la publication de données défavorables, il aura accès aux hypothèses sur lesquelles reposent ces informations et il pourra sélectionner des données de qualité susceptibles de lui fournir un scénario différent, mais véridique. D’où une utilité accrue par rapport à un INS qui n’est pas indépendant et ne produit pas de données fiables.
En définitive, un INS indépendant est l'organisme le mieux à même d'éclairer les décisions du gouvernement et de renforcer la confiance des citoyens dans les informations publiées et envers les institutions publiques en général. Il faut souhaiter que, dans les années à venir, l'indépendance des instituts nationaux de statistique fasse l’objet d’une mobilisation similaire à celle qui a poussé à l'indépendance des banques centrales. Cette évolution ne nuira pas à la pertinence de l'institution. Tout comme une banque centrale indépendante est la mieux placée pour protéger la valeur de la monnaie d’un pays, un INS indépendant est le mieux placé pour créer de la valeur à partir de sa monnaie « informationnelle » : les données.
Documents à télécharger : le rapport en intégralité (en anglais). le résumé en français, les messages clés en français.
Pour en savoir plus sur le chapitre 2 du rapport, cliquer ici (en anglais).
Pour plus d'informations sur le Rapport sur le développement dans le monde 2021, consulter le site dédié (a).
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