Par Michael Trucano, avec Robert Hawkins et Carla Jimenez
La littérature ou les discours consacrés aux « tendances émergentes » de l’utilisation des technologies dans l’éducation sont avant tout destinés à ceux qui vivent dans des pays industrialisés ou des zones urbaines riches, et elles reposent largement sur ce qui se pratique dans ces régions du monde. Notre travail à la Banque mondiale nous permet de creuser la question du recours pédagogique aux TIC dans des contextes multiples. Nous avons la chance de rencontrer de nombreux acteurs de qualité qui proposent et font vivre des initiatives enthousiasmantes dans des zones auxquelles les médias internationaux ne s’intéressent pas forcément toujours (à l’image de ces « innovations à la marge » évoquées dans un billet précédent, en anglais).
On nous demande souvent par exemple : « Quelles tendances observez-vous qui demeurent encore confidentielles ? ». Nous avons donc cru bon établir dans ce billet une liste des tendances observées, pensant que cela pourrait intéresser un public plus large et susciter des discussions et des avis fructueux.
Cette liste ne constitue pas un jugement de valeur : le fait qu’une tendance y figure ne signifie pas qu’il s’agit d’une tendance positive, nous indiquons simplement que cette tendance existe et qu’elle mérite d’être signalée. Nous ne voulons pas non plus laisser accroire que ces tendances sont avérées partout ; elles relèvent avant tout d’expériences que nous avons pu faire. Leur pertinence s’appuie donc plus sur un faisceau d’anecdotes éloquentes et sur notre intuition que sur la sollicitation de données objectives. Nous avons omis à dessein un certain nombre de tendances présentées dans des billets précédents qui n’étaient pas forcément centrées sur les pays en développement (notamment celles évoquées il y a quelques années dans Les TIC et l’éducation : dix tendances mondiales - en anglais) ou qui sont citées dans des publications majeures comme le Horizon Report (dont l’édition K-12 pour 2012 a paru ce mois-ci). Dans certains cas, les tendances décrites sont déjà bien établies dans des pays plus « avancés », mais elles commencent à rencontrer un écho (en prenant parfois un tour inattendu) dans toute une série d’endroits moins favorisés sur le plan économique. Dans d’autres cas, elles ont pu voir le jour dans des pays développés, puis trouver une résonnance particulière dans des zones moins développées.
Ces jalons étant posés, voici donc dans un ordre aléatoire…
Dix tendances dont vous n’avez peut-être pas entendu parler sur l’application des technologies à l’éducation dans les pays en développement
1. Des tablettes, toujours des tablettes
Après l’engouement observé il y a cinq ans autour des programmes de distribution d’ordinateurs low cost destinés aux élèves des pays dits « en développement », c’est la distribution de tablettes qui donne lieu aujourd’hui à des initiatives de grande envergure. Tandis que dans les pays industrialisés l’iPad a le vent en poupe dans les projets éducatifs, on réfléchit dans les pays en développement à des solutions moins onéreuses, du type tablettes Android ou simples liseuses numériques. Des pays comme la Russie, la Turquie et la Thaïlande projettent d’acheter des centaines de milliers voire des millions de tablettes à bas prix, initiant une tendance qui, selon nos attentes, devrait essaimer.
2. J’apprends sur mon réseau social
L’utilisation des réseaux sociaux (notamment Facebook) s’est développée de façon exponentielle chez les élèves et les enseignants des pays en développement. Mais, en dehors des expérimentations isolées d’éducateurs atypiques, les systèmes éducatifs qui exploitent véritablement les réseaux sociaux sont peu nombreux, tandis que la plupart bloquent leur utilisation à l’école — certes nous observons qu’un nombre croissant d’établissements décident d’avoir une « présence officielle » sur Facebook, même si celle-ci fait en réalité souvent office de site web et se limite à une communication unilatérale. Cependant, à l’extérieur de l’école, l’utilisation des réseaux sociaux par les élèves est plutôt fréquente. D’après nos observations, les élèves tirent avant tout parti de l’aspect « social » de ces réseaux, mais les utilisent également dans le cadre d’activités d’apprentissage (notamment pour leurs devoirs à la maison ou pour se préparer à des devoirs sur table).
3. Profits et pertes de la traduction
Même si l’on ne peut nier que « la traduction est au mieux un écho », d’après les propos d’un auteur britannique de récits de voyage du XIXe siècle, cet écho, même infime, est le bienvenu là où le silence règne. Le projet de traduire le contenu de l’Académie Khan ou de recourir aux traductions participatives des conférences TED illustre une tendance qui progresse : la traduction de contenus d’apprentissage numériques dans d’autres langues. On constate que ces efforts de traduction — qui entrent parfois dans le cadre d’activités liées aux ressources éducatives libres (REL) et/ou tirent parti des diverses licences Creative Commons — transforment la nature des contenus éducatifs élaborés dans les pays industrialisés à destination des pays en développement, et qu’il existe, comparativement, peu d’initiatives visant à traduire les contenus produits dans les pays du Sud pour le bénéfice d’autres pays en développement (ou d’autres pays du globe). Il convient aussi de noter que la traduction et la localisation de contenus (en fonction des exigences et du contexte locaux) ne relèvent pas du même exercice. Cela étant dit, ce qui était hier essentiellement l’apanage de passionnés à l’affût de nouveaux outils numériques pour diffuser auprès d’un plus large public leurs propres traductions — de mangas et autres films japonais d’animation par exemple — devient aujourd’hui dans nombre de pays une pratique qui, sans se généraliser, revêt une pertinence croissante pour ceux qui apprennent.
4. Au-delà des pare-feu
Même si les discours ne sont pas suivis d’effet, dans la majorité des cas, il semble que, dans les pays en développement, les acteurs du monde scolaire reconnaissent peu à peu le rôle de l’école dans la protection des enfants sur Internet et les questions d’éthique relatives au numérique. La priorité est donnée à l’utilisation de filtres qui proscrivent tout contenu malveillant des réseaux scolaires (ce qui a parfois pour effet de compliquer la tâche des enseignants et de leurs élèves qui ne peuvent accéder à des contenus éducatifs parce que les filtres englobent des critères trop larges). Reste à voir si de telles dispositions constituent un premier pas vers la prise en compte de questions clés (comme la citoyenneté numérique et la cybersécurité) dans le déploiement et l’utilisation des nouvelles technologies dans les écoles de pays en développement ou si l’idée suivante continuera de dominer : ces questions relèvent d’abord de problèmes techniques qu’il vaut mieux résoudre par la technique (des logiciels de contrôle qui bloquent l’accès à certains types de sites web).
5. De plus en plus tôt
Au tournant des années 2000, lorsque les écoles de nombreux pays en développement ont commencé à s’équiper en informatique, il semblait « évident » de commencer par les élèves du secondaire. Cette « évidence » s’imposait souvent parce que l’on supposait que des élèves plus âgés risquaient moins d’endommager le matériel ou que leur utilisation correspondait mieux à leurs programmes ; par ailleurs, les établissements du secondaire étaient moindres, mieux protégés contre les vols et disposaient d’une source d’alimentation en électricité fiable. Autre motif avancé : les professeurs du secondaire seraient plus aptes à les utiliser, parce que mieux qualifiés — la pratique a conduit de nombreux observateurs à revoir ce qu’ils considéraient comme une « évidence », mais nous entrons ici dans un autre débat. Aujourd’hui, de nombreux pays s’intéressent de près aux TIC au niveau du préscolaire et de la petite enfance. Selon nous, plusieurs raisons pourraient expliquer ce phénomène : comme tous les niveaux scolaires bénéficient déjà de l’outil informatique, la petite enfance apparaît un prolongement logique ; les entreprises ciblent plus spécifiquement ce créneau comme un secteur de croissance potentiel (tant sur le plan du matériel et que de celui des logiciels) ; le fait d’observer les parents « prêter » leur téléphone à leurs enfants pour les occuper est venu valider l’utilité potentielle des TIC pour des classes d’âge de plus en plus jeunes ; une plus grande attention accordée plus généralement au développement de la petite enfance, avec l’apparition de subsides qui favorisent l’essor d’une éducation par le numérique pour les plus petits (cette explication ne nous convainc pas entièrement, mais comme elle est régulièrement avancée, nous la présentons ici) ; par ailleurs, l’informatique qui repose sur la technologie tactile convient mieux à un jeune public que des applications nécessitant un clavier. La question des « bienfaits » de l’utilisation des TIC en milieu scolaire pour le développement de compétences cognitives, qui a toujours donné lieu à de vifs débats, est particulièrement virulente pour la petite enfance. Alors que la polémique se poursuit (et se nourrit de travaux de plus en plus utiles), de nombreux pays d’Asie et d’Amérique latine ont adopté des mesures énergiques pour la promotion des TIC.
6. Les besoins éducatifs particuliers
Même parmi les nombreux pays qui mènent une politique volontariste pour assurer une « éducation pour tous » et ont adopté des dispositions internationales majeures (comme celles prescrites dans la Convention des droits de l’enfant), le chemin est encore long pour veiller à ce que les élèves « à besoins éducatifs particuliers » puissent bénéficier d’une scolarisation formelle et non formelle qui leur permette de participer pleinement et d’être productifs, dans la mesure de leurs moyens. Avec l’avènement des TIC en milieu scolaire, certains pays tentent d’exploiter ces technologies pour offrir une approche éducative originale à ces enfants. Si la plupart des activités proposées semblent en être à leurs balbutiements (même si elles sont parfois très médiatisées) et se limitent souvent aux établissements spécialisés des zones urbaines, on assiste depuis cinq ans à une multiplication de ces programmes.
7. Le grand gaspillage électronique
Nous devions souvent lutter, il y a cinq ans, pour que les discussions et les projets d’éducation numérique de grande envergure dans les écoles de nombreux pays en développement prennent en compte la question des déchets électroniques. En 2012, cette aversion à débattre de la question a largement disparu et nous assistons à une prise de conscience généralisée de l’importance de ce problème — même si, dans la pratique, celle-ci ne s’est pas accompagnée d’effets.
8. Transparence, volume et confidentialité des données
Devant le flot d’informations numérisées, la généralisation de l’accès à l’informatique et aux TIC, et leur utilisation, la question de l’exploitation des données pèse de plus en plus et cette nouveauté devient pertinente, au regard des questions fondamentales que doivent se poser les décideurs scolaires. Cette situation s’accompagne d’une volonté de transparence (souvent non corrélée) et de mise à disposition des informations dans des formats standard (la Banque mondiale elle-même s’est résolument engagée à ouvrir ses données). D’après notre expérience, ces tendances convergentes — et le sentiment chez les fournisseurs de produits et de services connexes qu’ils peuvent pénétrer de nouveaux marchés — n’ont à ce jour pas entraîné d'actions significatives dans les environnements où nous opérons. Cela dit, nous voyons que ce sujet s’impose de plus en plus dans les discussions, alors qu’il y a un an ou deux, cette question n’était abordée que sous l’angle hypothétique ou conjectural.
Le « suivi » des étudiants et des enseignants est l’un des secteurs où nous avons constaté une activité concrète, en termes de collecte et d'utilisation d'un nombre significatif de nouvelles données. Un article de la BBC, datant du début de cette année et qui a reçu un large écho, décrivait l'utilisation « d'uniformes intelligents » dotés d’une puce qui permettent aux établissements scolaires d’une ville, située au nord-est du Brésil, de savoir automatiquement si les élèves se sont rendus à l'école ou non (avec l’envoi automatique d’un SMS aux parents d’enfants absents). Cet exemple illustre une tendance de plus en plus manifeste de l’emploi de nouvelles technologies pour suivre avec précision l’assiduité des élèves. Mais les élèves ne sont pas les seuls concernés. De nombreuses autres initiatives permettent également de contrôler les enseignants : il s’agit par exemple d’installer des caméras vidéo dans les salles de classe ou de photographier les enseignants chaque matin pour confirmer leur présence.
Peu importe la manière dont ce phénomène est perçu : cette tendance paraît inexorable et ne fait peut-être que marquer le début d'un mouvement de fond beaucoup plus large qui ferait appel à des capteurs et des technologies de surveillance peu onéreux afin d’aider les écoles et les parents à contrôler le travail des élèves et des enseignants. Lorsque nous exposons ces approches à nos homologues aux affaires publiques (souvent, par volonté de lancer des discussions sur la protection des données personnelles et sur les implications éthiques de telles stratégies), nous constatons souvent que nos interlocuteurs sont nombreux à s’enthousiasmer d'un tel potentiel pour leurs établissements. Un responsable éducatif nous a confié « [qu'il] pouvait cautionner cette utilisation de la technologie à l’école parce que son impact est clair ». L’on peut certes être en désaccord avec de tels propos, mais cette déclaration est loin d’être une exception.
9. Associer les responsables éducatifs
Dans certains pays, notamment là où la première vague d’investissements massifs dans les technologies reflue, nous constatons que certains investissements d’un bon rapport coût/efficacité consentis par le système éducatif sont consacrés à la sensibilisation et à la formation des principaux et des proviseurs. Lorsque l’on a dépensé des dizaines (voire des centaines) de millions de dollars pour équiper des établissements scolaires en ordinateurs, former des professeurs et numériser du contenu, il est judicieux de consacrer une fraction de cet investissement pour effectuer un travail de proximité ciblé auprès des personnels de direction afin d’aplanir toute difficulté portant sur la réalisation productive des avantages potentiels de ces investissements. Lorsqu’un directeur semble peu enclin à encourager l’utilisation des nouvelles technologies dans son établissement, la plupart des enseignants se contentent d’y recourir de façon peu originale et productive. Une « formation » (faute de terme plus approprié) adéquate peut permettre de transformer ces observateurs indifférents (voire ces opposants dubitatifs) en dirigeants convaincus, prêts à faire évoluer les attitudes et les pratiques. Évidemment, tout cela relève du bon sens, et nous nous demandons souvent pourquoi cela représente une « tendance nouvelle », mais d’après notre expérience, c’est bien le cas.
10. ____
Dans les pays en développement, nous nous attendons à voir émerger d’autres tendances dans un futur relativement proche (et même nous l’appelons de nos vœux). Elles ne sont pas mentionnées ici, car dans les rares pays où elles apparaissent déjà, elles se trouvent encore à des stades pour le moins embryonnaires. Citons par exemple le mouvement des « créateurs » (souvent associé aux mouvements de robotique éducative, établis de longue date, sous des formes variées, dans les pays en développement) ; la tendance BYOD/BYOT (pour « bring your own device » — apportez vos propres terminaux — ou « bring your own technology » — apportez votre propre technologie), qui consiste à tirer parti du matériel personnel des élèves au sein de l’établissement scolaire ; et l’utilisation de systèmes d’évaluation quasi indissociables des contenus éducatifs (comme le mouvement des REL, sur lesquels nous ne revenons pas ici sachant que la majorité des lecteurs assidus de ce blog en sait déjà long sur le sujet — ceux qui y sont étrangers peuvent suivre ce lien.) Reste quelques tendances qui sont assez souvent présentées lors de conférences internationales (la réalité augmentée notamment), mais qui sont peu utilisées en pratique, hormis dans quelques projets pilotes phares à petite échelle, d’où leur absence ici.
Comme pour d’autres « TOP 10 » publiés sur le blog EduTech, nous avons volontairement laissé le numéro 10 vierge, car nous sommes conscients que bien d’autres actions confidentielles en lien avec des technologies éducatives sont menées dans les pays en développement sans que nous soyons nous-mêmes en mesure de les relayer (et puis nous n’avions plus assez de place…).
À vous de compléter la liste avec votre numéro 10.
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Voilà donc notre liste des « Dix tendances dont vous n’avez peut-être pas entendu parler sur l’application des technologies à l’éducation dans les pays en développement ». Comme beaucoup de projets semblent prendre forme dans la plus grande discrétion, nous avons éprouvé des difficultés à proposer un nombre important de liens (en anglais) qui les illustrent tous (on nous a également dit que certains des derniers articles parus sur le blog étaient trop longs, nous avons donc visé la concision, même si nous ne sommes pas sûrs d’avoir réussi). Comme nous l’avons mentionné au début de cet article, nous reconnaissons de ne rendre compte que de nos impressions, tirées de projets spécifiques et de discussions auxquelles nous avons pris part. Il se peut donc qu’elles soient uniquement représentatives de nos expériences personnelles et individuelles (et donc partiales). Nous apprenons également des expériences passées, et nous espérons recevoir des messages du type : « Cette tendance n’a rien de nouveau, j’ai pris part à [#___] avec mes étudiants à [Leeds ou Brisbane ou quelque autre région urbaine d’un pays industrialisé] dans les années 1980 ». Nous ne doutons pas de la véracité de ces témoignages, mais la connaissance de telles pratiques, sans parler des pratiques en soi, n’a eu qu’un impact très limité sur les responsables politiques des pays en développement avec lesquels nous nous entretenons régulièrement. Notre but est ici de détailler ces « dix tendances », dans l’espoir qu’elles puissent intéresser des communautés plus importantes qui discutent et débattent de ce que sera, ou de ce que devrait constituer, la « prochaine étape ». Le fait qu’une tendance soit intégrée à notre liste ne signifie pas que nous la cautionnons parce qu’elle nous semble bien fondée ; cette liste n’est que le reflet de ce que nous voyons se produire dans de nombreux pays où nous intervenons. Nous espérons qu’au moins l’une d’entre elles vous donnera matière à réflexion.
Remarque : La photo utilisée en tête de page, présentant un surfeur engagé dans la célèbre compétition Mavericks (« Nous ne prenons pas tous de si grosses vagues… du moins, pas encore ») est de Shalom Jacobovitz via Wikimedia Commons. Son utilisation respecte les termes de la licence Creative Commons Paternité-Partage dans les mêmes conditions (CC BY-SA 3.0 Unported).
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