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Il est facile de comprendre pourquoi le concept de couverture universelle des soins de santé est devenu si indéfinissable.
À l’origine, l’idée paraissait sans doute simple. De nombreux pays ne « couvraient » qu’une partie de leur population et un certain nombre d’entre eux s’efforçait d’étendre cette couverture aux populations « non couvertes ». La Chine, par exemple, s’est lancée dans cette voie en 2003 afin d’étendre la couverture médicale aux populations rurales qui en étaient dépourvues depuis l’effondrement de l’ancien système de coopératives médicales rurales provoqué par la décollectivisation de l’agriculture en 1978.
Toutefois, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que quelqu’un fasse remarquer que, d’une certaine manière, tout le monde était déjà couvert. En Chine, les centres de santés ruraux ont continué à recevoir des subventions après 1978. La Thaïlande disposait d’un réseau d’établissements de santé publics avant même la mise en place de son système de couverture universelle. Au Mexique, les familles dont aucun membre n’était couvert par la sécurité sociale avaient accès à un réseau d’établissements publics gérés par le ministère de la Santé avant même le lancement du programme Seguro Popular.
La couverture était déjà universelle : ce n’était donc pas la question. Le problème tenait plutôt au fait que tout le monde ne bénéficiait pas du même niveau de couverture médicale : les personnes qui n’appartenaient pas à un système de soins médicaux (généralement les populations défavorisées) devaient s’acquitter de paiements directs plus élevés que ceux des personnes couvertes par un système de soins (souvent les groupes les plus aisés). Autrement dit, ce dont l’humanité avait besoin était non pas une couverture universelle (qui existait déjà) mais une « couverture en profondeur pour tous », concept connu sous le sigle anglais DCFE (abréviation de deep coverage for everyone). L’argument a été retenu, mais le sigle était horrible. La solution consistant à ajouter un « D » (pour deep, profond) au sigle UHC (universal health coverage, ou couverture médicale universelle) n’ayant reçu aucun soutien, il fut décidé de conserver le sigle UHC mais en ajoutant une seconde dimension à la couverture médicale : la profondeur.
Une autre objection a été alors rapidement formulée : nous mettions l’accent sur l’aspect financier de la couverture sans chercher à déterminer quels avantages sanitaires les pays pouvaient retirer d’un élargissement et d’un approfondissement de leurs mécanismes de couverture médicale. Si l’objectif était de réduire les paiements directs, est-ce que les mesures visant à élargir la couverture ne risquaient pas de nuire aux interventions peu coûteuses mais très efficaces au profit de services coûteux à l’efficacité discutable axés sur les malades hospitalisés et les produits pharmaceutiques ? En d’autres termes, ne fallait-il pas prendre en compte les services couverts au lieu de se limiter aux personnes couvertes et au degré de profondeur de la couverture ? Cette question a inévitablement suscité un débat. Selon certains, les initiatives de renforcement des mécanismes de couverture financés par l’État devaient tenir compte des effets sur la santé, mais ce n’était pas là le seul objectif des politiques publiques : la protection financière avait elle aussi son importance. En fin de compte, force fut de constater que la couverture de santé universelle devait intégrer une troisième dimension correspondant aux services couverts.
Naissance d’un « cube »
C’est ainsi que le fameux « cube UHC » de l’OMS est né. Bien sûr, cela a facilité les choses, mais comme l’adjectif « universel » ne reflète qu’une des trois dimensions et puisque tous les pays offrent une forme ou une autre de couverture à tous leurs habitants, il serait toujours difficile de faire comprendre le concept sous-jacent de la couverture médicale universelle : « En fait, puisque nous ne parlons pas vraiment des personnes couvertes, le terme « universel » est quelque peu trompeur : il est plutôt question de la profondeur de la couverture (financière) des individus et des services pour lesquels ils sont couverts ».
Peu après l’apparition du cube, les gens commencèrent à poser des questions embarrassantes au sujet des trois dimensions.
Parle-t-on de couverture théorique (de jure) ou effective (de facto) ? Que se passe-t-il lorsqu’un pays promet une couverture médicale mais ne la concrétise pas ? Après tout, une des critiques adressées aux établissements publics est que les patients ne bénéficient pas toujours des services auxquels ils pensent avoir droit. Il existe quantité d’exemples d’absentéisme parmi le personnel médical, de médicaments qui ne sont pas disponibles, etc.
Et qu’en est-il des prestataires incapables de fournir des soins adéquats ? Nous savons qu’un grand nombre d’entre eux se trompent de diagnostic et, lorsqu’ils font le bon diagnostic, prescrivent souvent le mauvais traitement. Cette situation n’est pas toujours due à l’ignorance. Bien souvent, les prestataires font des erreurs de diagnostic parce qu’ils ne font pas tout ce qu’ils sont censés faire.
Il est vite apparu que lorsque nous réfléchissons à la dimension « couverture des services » du concept de couverture de santé universelle nous ne devons pas examiner seulement les services auxquels les gens ont droit. La couverture des services a trait à l’accès des individus aux soins dont ils ont besoin. Nous ne pouvons traiter cet aspect en dénombrant les contacts entre le patient et le prestataire de services. Nous devons examiner ce qui se passe durant ces contacts en comparant les services fournis (ou non fournis) à l’intéressé avec les services requis. Dans certains cas, cet exercice ne pose pas de difficulté : il est possible de vérifier par exemple si un enfant d’un âge donné a bien reçu la série de vaccins dont il a besoin. Dans la plupart des cas, toutefois, il est beaucoup plus compliqué de définir les services requis et d’évaluer les services reçus durant les contacts entre patients et prestataires — voire impossible sans effectuer une étude de cas détaillée. Pourtant, on risque de faire fausse route si l’on renonce à ce travail d’analyse et si l’on se préoccupe uniquement des services auxquels les patients ont droit ou du nombre de contacts entre patients et prestataires.
La distinction entre couverture théorique et couverture effective a aussi son importance du point de vue de la dimension « couverture financière ». Nous ne devons pas nous arrêter aux paiements dont les patients doivent théoriquement s’acquitter. La couverture financière correspond aux sommes effectivement payées par les patients et au degré d’abordabilité de ces paiements. Il arrive que les patients s’acquittent de paiements directs bien supérieurs à ce qu’ils escomptaient au vu de ce qui était écrit sur le papier. Les prestataires ont parfois délibérément recours aux prescriptions abusives pour faire de l’argent, surtout lorsqu’ils savent que le patient est couvert par un système de soins. Il arrive aussi que les prestataires optent intentionnellement pour une forme de soins nécessitant davantage de ressources. Paradoxalement, l’élargissement de la couverture pourrait entraîner une augmentation des paiements directs, donc une réduction de la profondeur de la couverture.
L'UHC : de quoi s’agit-il exactement ?
La notion de couverture de santé universelle a évolué à mesure que les arguments se sont ajoutés les uns aux autres : d’une idée relativement simple consistant à offrir une couverture médicale à tout un chacun, on est parvenu à un concept plus complexe et plus utile.
La notion d’universalité n’a certes pas disparu, mais la couverture universelle des soins de santé ne consiste pas à fournir une couverture à tout le monde, puisque tout le monde en possède déjà une.
De quoi s’agit donc exactement ? À mon avis, la couverture de santé universelle signifie qu’en pratique tout le monde — riches et pauvres — reçoit les soins dont il a besoin sans être confronté pour autant à des difficultés financières excessives.
La couverture de santé universelle est une question d’équité : il s’agit de faire correspondre les soins aux besoins et non au pouvoir d’achat. La couverture universelle est aussi une question de protection financière : il faut veiller à ce que le recours des patients aux soins dont ils ont besoin ne précipite pas leurs familles dans la pauvreté. Enfin, la couverture universelle a trait à la qualité des soins : il faut faire en sorte que les prestataires établissent de bons diagnostics et prescrivent des traitements appropriés et abordables.
Le fait de changer les intitulés a son utilité
S’agit-il là d’idées nouvelles ? Non. Elles circulent depuis longtemps. Les pays cherchent à atteindre ces objectifs depuis des lustres et les universitaires étudient la question depuis une éternité. Simplement, le concept ne s’appelait pas encore « couverture de santé universelle ». La couverture universelle ce n'est effectivement rien de plus que de reprendre une vieille recette qui a prouvé son efficacité. Pendant toutes ces années, nous avons travaillé sur ce concept sans le savoir !
C’est un fait que l’expression « couverture de santé universelle » ne reflète pas très bien la richesse de la problématique sur laquelle nous travaillons. Ce terme risque effectivement d’attirer l’attention sur la question relativement vide de sens consistant à déterminer qui bénéficie d’une couverture médicale — c’est-à-dire la dimension du problème qui est à l’origine même de l’expression, mais qui se révèle la moins utile.
Pour autant, si nous parvenons à gérer ce risque, la couverture de santé universelle peut servir de cri de ralliement en faveur des objectifs d’équité, de protection financière et de qualité des soins. Il suffit de minimiser le concept initial et d’expliquer que la couverture médicale universelle, malgré son nom, ne consiste pas seulement à offrir une couverture à tout le monde. Il s’agit de garantir qu’en pratique tout le monde — riches et pauvres — reçoit les soins dont il a besoin sans être confronté pour autant à des difficultés financières excessives.
Si le fait de changer l'emballage d'une recette ancienne incite les gens à s'y intéresser davantage— même si l'étiquette du nouvel emballage est quelque peu trompeuse —, c’est certainement une bonne chose. Après tout, il ne s’agit pas d'une mauvaise recette.
Légende photo : Centre de santé, Bolu, Turquie. Simone D. McCourtie / Banque mondiale.
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