La diversité linguistique et culturelle est en péril puisqu’on estime que près de la moitié des quelque 6 000 langues parlées dans le monde pourraient disparaître d'ici la fin du siècle, avec 96 % de ces langues parlées par seulement 4 % de la population mondiale (source : UNESCO). Chaque jour, une dizaine de langues dites vernaculaires disparaissent[1]. Or les langues jouent un rôle très important dans le développement, en contribuant à la diversité culturelle et au dialogue interculturel, mais aussi dans le renforcement de la coopération, la construction de sociétés du savoir inclusives, la préservation du patrimoine culturel et l’accès à une éducation de qualité pour tous.
Les technologies de l’information et de la communication (TIC), et tout particulièrement l'Internet, ont jusqu’à présent plutôt contribué à renforcer la tendance à l’appauvrissement de la diversité linguistique, même si les organisations internationales comme l’UNESCO ou la Commission sur le Large Bande au service du développement numérique prônent régulièrement la nécessité d’une plus grande présence de contenu en langues locales. 80% des contenus disponibles sur Internet le sont dans une des 10 langues suivantes : anglais, chinois, espagnol, japonais, portugais, allemand, arabe, français, russe, coréen. Les langues africaines sont représentées sur Internet, mais pas en tant que support de communication et souvent avec un contenu minimal dans les langues elles-mêmes.
Comment faire pour favoriser le développement d'une société du savoir qui repose sur la création de contenus de proximité, et la distribution de ces contenus au niveau local comme au niveau mondial par les services haut débit ? Un atelier organisé le 13 mai dernier à Libreville (Gabon) à l’initiative du Ministère de l’Economie Numérique, de la Communication et de la Poste, a permis d’apporter des éléments de réponse.
Avec un revenu national brut par habitant estimé à 10 040 US$ en 2012, le Gabon est un pays à revenu intermédiaire qui s’est engagé à la diversification de son économie jusqu’à présent largement fondée sur l’exploitation des ressources naturelles (notamment le pétrole). Cette situation économique favorable lui permet de développer une stratégie ambitieuse de développement de l’économie numérique portant simultanément sur le déploiement des infrastructures de communications électroniques[2] et sur le développement de contenus, services et applications, y compris en langues vernaculaires.
Au Gabon, comme dans la majorité des pays africains, la communication se fait encore très largement dans les langues vernaculaires dans les zones rurales, ce qui entraine un phénomène de sous-utilisation de l’Internet, alors même que l’Internet, et plus généralement les TIC, fournissent des outils permettant de communiquer, apprendre, disséminer et gérer des connaissances notamment dans les domaines de l’agriculture, de l’éducation et de la santé afin de promouvoir un développement socio-économique durable. Dans les zones urbaines, par contre, les langues vernaculaires connaissent un recul important et sont supplantées par le français.
Un certain nombre d’initiatives œuvrent déjà à la préservation de l’identité linguistique et culturelle du Gabon. La radio et la télévision gabonaises présentent quelques émissions en langues vernaculaires. Le Laboratoire Universitaire des Traditions Orales et des Dynamiques Contemporaines (LUTO-DC), au sein de l’université Omar Bongo, et la fondation Raponda-Walker s’attellent depuis une vingtaine d’années à préserver, recueillir et standardiser les langues et les traditions orales du Gabon. Ils ont regroupé les 60 langues vernaculaires du Gabon en dix groupes, ce qui simplifie grandement la tâche et les contenus commencent à être numérisé. D’autres organisations se sont spécialisées dans l’apprentissage de ces langues : la fondation Rapondo-Walker en milieu scolaire, l’Association pour la pérennisation et l’apprentissage des langues du Gabon et la Boîte à Innovations (BAI) sur une plateforme de e-éducation, utilisant son, vidéo et écrit pour alphabétiser et initier les populations les plus vulnérables aux TIC dans 12 langues d’Afrique de l’Ouest, y compris trois langues gabonaises. L’expérience de BAI montre que lorsque les utilisateurs sont formés à utiliser les TIC dans la langue qu’ils emploient dans leur activité quotidienne (mécanique auto, réfrigération, micro-finance…), ils sont plus responsables dans la prise en charge de leur apprentissage et dans certains cas achètent même un ordinateur.
La grande leçon de l’atelier de Libreville est qu’en utilisant les langues vernaculaires, il y a chez les utilisateurs un changement de perception des TIC car ces technologies deviennent accessibles dans leurs langues, et non plus dans une langue qui leur est sans doute familière mais qui n’est pas la leur. Il y a également un sentiment de fierté et d'égalité face aux autres pays de voir sa langue sur Internet et avoir ainsi un accès mondial. Il y a enfin un changement du rapport au savoir, à la technologie, qui s’opère chez les apprenants, ainsi que le goût d'entreprendre et de transmettre à d'autres cet apprentissage.
Les projets TIC réussis en langues vernaculaires dépendent cependant de facteurs sociologiques et techniques complexes et interdépendants, et il n'existe pas (encore) de cadre théorique standard. Dans une note que nous avons présentée à Libreville, nous avons proposé de conduire une analyse Atouts - Faiblesses - Opportunités – Menaces (SWOT en anglais) préalablement à l’élaboration d’un plan d’action TIC, langues vernaculaires et stimulation du haut débit. Certains des facteurs identifiés dans cette analyse nous paraissent se retrouver dans d’autres contextes pays, qu’en pensez-vous ? Nous aimerions beaucoup avoir vos commentaires !
Sur la base de cette analyse SWOT, 4 axes stratégiques permettant de faire évoluer simultanément le développement des applications et services TIC et l’utilisation des Langues Vernaculaires ont été proposés pour le Gabon:
- Donner accès au haut débit aux populations s’exprimant en langues vernaculaires.
- Rendre les applications TIC développées pour les besoins des secteurs clefs du développement (agriculture, éducation, santé) aussi accessibles – au moins partiellement – en langues vernaculaires.
- Familiariser en langues vernaculaires les populations rurales à l’utilisation des TIC en recherchant autant que nécessaire à complémenter des programmes d’alphabétisation.
- Soutenir le développement et l’utilisation de matériels didactiques en langues vernaculaires utilisant les TIC.
Un point clef de ce plan d’action est de privilégier des applications en langues vernaculaires, basées sur les besoins des publics cibles, mais qui se greffent sur de plus larges applications, e-gouvernement par exemple, plutôt que de développer des applications spécifiques en langues vernaculaires. Le défi pour les développeurs locaux, et notamment ceux formés par l’Institut Africain d’Informatique (IAI), est d'utiliser leur compréhension de la culture locale et une capacité à identifier rapidement avec les populations concernées les contenus pertinents y compris ceux pouvant avoir une application de plus large portée géographique (certaines langues locales sont en effet pratiquées dans plusieurs pays de la sous-région). Toujours dans cette logique de réduction de coûts et de mise à disposition d’outils ouverts pour les développeurs, un résultat immédiat de l’atelier a été le lancement de la collaboration entre le LUTO-DC, le Campus numérique et l’IAI pour numériser et rendre disponible en ligne plusieurs bases de données lexicales en langues vernaculaires.
-------
[1] La langue vernaculaire est la langue maternelle ou le dialecte natal d'une communauté spécifique, d’une région, ou d’un pays, ayant la caractéristique d’être parlée plutôt que formellement écrite.
[2] Au Gabon, fin décembre 2013, la pénétration du service de téléphonie mobile s’élève à 179% avec une bonne couverture géographique et le prix de détail pour 3 minutes de trafic intra-réseau (on net) s’élève à 0,63 US$. La pénétration du service Internet à haut débit (fixe et mobile cumulés) s’élève à 38% et 11 villes sont couvertes en haut débit (Libreville, Port-Gentil, Gamba, Lambaréné, Mouila, Tchibanga, Makokou, Franceville, Moanda, Oyem, Bitam). Le prix de détail d’un Mbits s’élève encore à 139 US$ par mois à fin décembre 2013.
Prenez part au débat