Durant ma première semaine au poste d’économiste en chef de la Banque mondiale, en juin 2008, je me suis rendu dans trois pays d’Afrique : l’Éthiopie, le Rwanda et l’Afrique du Sud. De nombreuses visites dans d’autres pays africains ont suivi, mais je garde un intérêt particulier pour l’Éthiopie. Je viens juste d’y retourner, pour la quatrième fois. Je suis sûr que je m’y rendrai encore lorsque j’aurai quitté la Banque, le 1er juin de cette année, mais il s’agissait là de mon dernier déplacement en Afrique en tant qu’économiste en chef.
En quatre ans, j’ai vu l’Éthiopie mettre progressivement en œuvre une transformation structurelle de son économie et les applications pratiques de cette transformation. Les dirigeants éthiopiens sont profondément conscients que, pour maintenir un taux de croissance solide (la croissance du PIB avoisinait 10,5 % en moyenne ces dernières années), le pays doit se détourner de son secteur prédominant, l’agriculture, pour embrasser une modernisation industrielle et des innovations technologiques, souvent en imitant des pays quelques degrés au-dessus de lui sur l’échelle économique. Le secteur agricole éthiopien est important et il ne faut pas le négliger. Toutefois, à lui seul, ce secteur ne permettra pas au pays de progresser vers le revenu intermédiaire et, in fine, le revenu élevé.
Je ne suis pas d’accord avec ceux qui affirment que la gouvernance, la pauvreté et la médiocrité du climat d’investissement pèsent par trop sur l’Éthiopie et d’autres pays africains dans la même catégorie de revenu pour qu’ils puissent s’extraire du piège de la pauvreté. La Chine (d’où je viens) et Taiwan, ainsi que bien d’autres économies nouvellement industrialisées, étaient tout aussi pauvres il y a quelques décennies, et tout autant accablées par le poids de la corruption et d’autres obstacles. Et aujourd’hui, beaucoup d’entre elles sont toujours dans le bas du classement pour divers indicateurs de gouvernance et d’environnement d’affaires. J’ai participé à la transformation de la Chine lorsqu’elle s’est éloignée de l’agriculture, et je suis persuadé que la même évolution peut se produire en Afrique.
Il faut selon moi adopter une « conception du développement 3.0 », une approche qui repose sur l’identification de ce dont le pays dispose (ses atouts) et de ce qu’il sait bien faire (son avantage comparatif). À ce niveau, les pouvoirs publics ont un rôle actif à jouer, en aidant le secteur privé à transposer à grande échelle le savoir-faire du pays.
Par le passé, l’économie du développement s’est souvent focalisée sur ce que les pays en développement n’avaient pas et ce qu’ils n’arrivaient pas à faire correctement. On a ainsi tenté d’implanter des industries lourdes avec une stratégie de substitution aux importations reposant sur ce que j’appelle le structuralisme ancien, ou la « conception du développement 1.0 ». On s’est ensuite concentré sur les questions de gouvernance, symbolisées par l’axe néolibéral du consensus de Washington : c’est la « conception du développement 2.0 ». Les fruits du développement 1.0 et 2.0 ont été globalement décevants.
La conception du développement 3.0 propose de penser autrement : il est temps d’arrêter de dire aux pays d’Afrique et à d’autres pays à faible revenu ce qui ne va pas et ce qu’ils doivent changer ; mieux vaut travailler avec eux à identifier leurs atouts sur la base de ce qu’ils ont aujourd’hui. Ils pourront transformer ces atouts en compétitivité sur les marchés nationaux et internationaux.
Je me suis rendu à Addis-Abeba pour le lancement d’un livre intitulé Light Manufacturing in Africa: Targeted Policies to Enhance Private Investment and Create Jobs. L’industrie légère renferme des promesses immédiates pour des pays comme l’Éthiopie, la Tanzanie et la Zambie. Ce rapport, qui prend la Chine comme référence et le Viet Nam comme point de comparaison, analyse, grâce à des enquêtes et des micro-données, le potentiel des segments de l’habillement, de la tannerie, de l’agroalimentaire, des produits ligneux et métallurgiques.
Selon cet ouvrage, la productivité de la main-d’œuvre dans les entreprises éthiopiennes bien gérées opérant dans l’habillement, le cuir ou d’autres industries manufacturières légères n’est pas très loin derrière celle de la Chine et presque au même niveau que celle du Viet Nam. Et les salaires en Éthiopie, qui constituent le déterminant le plus important de la compétitivité de l’industrie légère, ne représentent qu’une fraction de ceux en vigueur en Chine et au Viet Nam.
Dès lors que l’Éthiopie pourra endiguer les coûts de transaction, actuellement élevés, dus aux problèmes de logistique, d’infrastructure et d’environnement commercial liés à la taille des entreprises et spécifiques au secteur, elle pourra devenir plus compétitive que la Chine et le Viet Nam sur de nombreux segments de l’industrie légère. La réussite passera probablement par le développement de pôles industriels reposant sur des grappes d’activités.
L’installation du fabricant de chaussures Huajian dans la zone industrielle orientale située à proximité d’Addis-Abeba, où je me suis rendu il y a quelques jours, est l’illustration parfaite des points que je viens d’évoquer. Après avoir répondu à l’invitation du gouvernement éthiopien en octobre dernier, ce producteur de chaussures bien connu, qui emploie 25 000 personnes en Chine, a décidé d’investir en Éthiopie. La production a commencé en janvier de cette année, et la société compte déjà deux lignes de production en fonctionnement dans l’usine bâtie par l’entreprise qui administre la zone. À l’heure actuelle, le site éthiopien emploie 500 salariés et produit 2 paires de chaussures pour femme par ouvrier et par jour, contre 2,5 paires sur les lignes de production de l’entreprise installées en Chine.
En raison des carences de la logistique, le délais de livraison des commandes est de 100 jours en Éthiopie, contre 60 en Chine. Les coûts de transports sont également plus élevés. Néanmoins, les coûts salariaux y étant plus faibles, Huajian estime qu’elle pourra atteindre le seuil de rentabilité dès quatre lignes de production. La société table sur le déploiement de huit lignes de production, employant 2 000 ouvriers d’ici la fin de l’année. L’État éthiopien a également avalisé le projet de Huajian portant sur un parc industriel capable d’accueillir 100 000 travailleurs, et dont l’entreprise envisage le lancement de la construction avant la saison des pluies en juin 2012.
Selon moi, l’heure est venue pour l’Afrique subsaharienne de prendre pied sur le marché mondial de l’industrie légère, sachant que la domination actuelle de la Chine commence à s’éroder en raison de la rapide montée des coûts observés dans les centres manufacturiers exportateurs du littoral et liés aux évolutions en cours dans le foncier, le respect de la réglementation et les salaires. De nouveaux entrants, notamment le Bangladesh et le Cambodge, ont déjà commencé à prendre rang.
L’exode hors de Chine des emplois manufacturiers à forte intensité de main-d’œuvre (quelque 85 millions d’emplois pourraient être délocalisés) au cours de la prochaine décennie représente une formidable opportunité que l’Afrique subsaharienne doit saisir. Cette situation pourrait à son tour stimuler l’investissement privé, la croissance et créer des millions d’emplois productifs.
Manifestement, l’Éthiopie est de la partie. Elle s’est dotée d’un plan pour la transformation et la croissance portant sur les quatre prochaines années et ciblant un essor supérieur à 8 % dans l’agriculture et à 20 % dans l’industrie. Le plan identifie, comme domaines qui méritent un soutien supplémentaire, quatre des cinq secteurs mis en lumière dans notre rapport sur l’industrie légère.
Les aspirations de l’Éthiopie se traduisent déjà en résultats concrets, comme en témoigne l’activité florissante des roses destinées à l’exportation. Le résultat n’aurait pas pu être au rendez-vous sans l’aide du gouvernement, mais je pense qu’à partir de là, la réussite va engendrer la réussite.
J’ai l’intention de retourner bientôt en Afrique, sous une casquette différente mais nourri de la même conviction que les pays d’Afrique peuvent afficher une croissance de 8 % ou plus pendant plusieurs décennies sans discontinuer, ce qui permettra de réduire significativement la pauvreté. Ils peuvent progresser vers le statut de pays à revenu intermédiaire voire à revenu élevé en l’espace d’une ou deux générations, si tant est que les autorités nationales et la communauté mondiale du développement s’attachent ensemble à mieux exploiter les atouts des pays sur la base de ce dont ils disposent aujourd’hui et maintenant.
Avec ce nouvel état d’esprit et cette nouvelle orientation, l’objectif pour lequel œuvre la Banque mondiale — celui d’un monde sans pauvreté — ne sera pas hors de portée.
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