Il y a aujourd’hui en Afrique une mine d’emplois qui attend d’être exploitée. Cette mine, c’est l’agriculture et l’agro-industrie.
La situation actuelle de l’agriculture africaine ressemble de manière frappante à ce qu’était le secteur des télécommunications à la fin des années 90. Une décennie plus tard, des politiques judicieuses, conjuguées au renforcement des cadres réglementaires, ont ouvert le secteur à la libre entreprise, attirant quelque 60 milliards de dollars d’investissements privés et donnant lieu au boom que connaît le secteur des TIC aujourd’hui : 450 millions de téléphones portables en Afrique, plus que le Canada, le Mexique et les États-Unis réunis.
À l’instar des télécommunications, les « premiers arrivés » dans le secteur agricole en Afrique récolteront vraisemblablement le plus de bénéfices. Et l’on assiste à des manifestations d’un vif intérêt de la part d’entreprises du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord, d’Afrique du Sud et d’Asie désireuses de créer des fermes commerciales et des activités agro-industrielles le long de la chaîne des valeurs.
Étant donné que seul un quart des terres arables en Afrique (soit 50 % des terres arables disponibles au monde) sont actuellement exploitées — ce qui représente seulement 10 % de la production alimentaire mondiale — l’essor du secteur de l’agriculture et de l’agro-industrie est susceptible d’engendrer des transformations bien plus radicales encore que les TIC dans les conditions de vie des populations qui forment le « milliard le plus pauvre » dans le monde.
Il ne s’agit pas d’un rêve ni d’un futur lointain. Même les afro-pessimistes les plus irréductibles concèdent aujourd’hui que le vent est en train de tourner en faveur de l’Afrique, révélant un marché vierge d’un milliard de personnes et un potentiel économique de plusieurs milliers de milliards de dollars, offrant d’énormes perspectives et pouvant tabler sur pas moins de 29 % des jeunes du monde entier à l’horizon 2025.
Mais le facteur temps compte beaucoup, et les pionniers ont d’ores et déjà devant eux un immense champ de possibilités financières et économiques. L’agriculture, je le répète, n’est pas seulement le « prochain grand succès » de l’Afrique. Elle est déjà sa sève nourricière : c’est le principal secteur privé de l’Afrique. Quelque 70 % des Africains en tirent leurs moyens de subsistance et elle génère environ 40 % du PIB de la région.
Alors que je dialoguais la semaine dernière avec des centaines de jeunes leaders de la société civile venus de 18 pays africains, leur optimisme sur l’agriculture ne m’a pas surprise. Leur désir de s’engager dans le secteur était tout à la fois contagieux et stimulant pour mes collègues et moi-même. Reste qu’ils ont été tout à fait clairs sur ce qu’ils attendent de leurs gouvernements et de leurs partenaires pour mettre l’agriculture au service de l’emploi. Je résumerais leurs opinions en quatre grands points.
En premier lieu, les autorités (traditionnelles, locales et nationales) doivent garantir les droits fonciers des agriculteurs, en veillant à ce que les grandes fermes commerciales — qui emploieront nécessairement moins de gens — coexistent avec les millions de petites exploitations agricoles – qui préservent et optimisent les débouchés d’emploi qu’offre le secteur tout en fournissant le noyau de base pour la création de petites et moyennes entreprises agro-industrielles le long de la chaîne de valeur. Il faut également prendre soin de s’assurer que les hommes — qui sont souvent les premiers à grimper sur un tracteur et ceux qui sont le plus susceptible dans les zones rurales de gérer l’argent généré par l’agriculture — ne marginalisent pas les femmes — lesquelles détiennent la clé de la sécurité alimentaire. Valoriser la terre et faire en sorte que le secteur bancaire et financier africain la reconnaisse comme l’un des avoirs économiques les plus tangibles des Africains est tout aussi important que de bâtir et d’entretenir des infrastructures telles que les routes reliant les fermes au marché.
Deuxièmement, les jeunes Africains ne veulent pas être les agriculteurs qu’ont été leurs grands-parents : houe à la main, labourant le sol sous un soleil brûlant toute l’année durant, récoltant à peine de quoi nourrir leur famille et lui offrir un logis. Afin de rendre le secteur plus attractif pour les jeunes — dont sept à dix millions arrivent chaque année sur le marché de l’emploi —, il faudra moderniser l’agriculture, accroître la productivité, relever les revenus et développer les liens avec les marchés d’exportation. Les petits agriculteurs devront avoir accès non seulement à des semences plus productives et à d’autres intrants agricoles, mais aussi à l’irrigation, à la recherche, à la technologie et au financement. Le financement des semences, notamment sous forme de subventions, de capitaux patients ou de prêts des banques commerciales garantis par un fonds ou par la valorisation des terres agricoles, peut en effet constituer un facteur décisif dans l’échec ou la prospérité d’une jeune entreprise agricole.
Il faut en outre abolir les politiques restrictives telles que les contrôles des prix, les interdictions d’exportations de produits alimentaires et les restrictions au commerce transfrontalier et intérieur. « Le problème, c’est le marché », a dit un participant en se plaignant de l’interdiction d’exporter des produits alimentaires de son pays, la Sierra Leone, vers des pays voisins comme la Gambie, le Liberia et le Sénégal.
La troisième priorité doit consister à relier les agriculteurs aux marchés, et notamment à exploiter les débouchés commerciaux issus des programmes d’alimentation scolaire et de distribution de bons d’alimentation en privilégiant les achats auprès des agriculteurs locaux. Des initiatives pilotes comme le projet « Purchasing for Progress » du Programme alimentaire mondial, qui a acheté directement auprès d’agriculteurs africains pour environ 1 milliard de dollars de nourriture destinée à l’aide humanitaire au cours des trois dernières années, devront être élargies. Au Liberia, des bons électroniques fournis par le biais de « cartes à gratter », semblables aux cartes téléphoniques prépayées et aux plateformes de téléphonie mobile, ont permis d’offrir aux pauvres des financements pour l’achat de nourriture.
Il serait en outre essentiel de connecter les agriculteurs africains à des plateformes web telles que la Bourse éthiopienne des produits de base (Ethiopian Commodities Exchange) — qui a enregistré un volume de transactions équivalant à 1 milliard de dollars pendant ses trois premières années d’existence —, et de les relier à des géants mondiaux du commerce de détail comme Walmart aux États-Unis, dont la fondation envisage d’investir environ 1 milliard de dollars en Afrique afin d’exercer une influence directe sur sa chaîne d’approvisionnement. Idem de l’adoption d’une approche intégrée de développement des infrastructures conjuguant la construction d’autoroutes et de voies ferrées à la création de vastes plantations agricoles dans le cadre du modèle des « corridors de développement ». Ces seules perspectives et autres moyens ingénieux de toucher les marchés et les consommateurs pourraient permettre de réduire le pourcentage — estimé à 35 % — de marchandises alimentaires qui sont perdues sur le continent pendant les phases d’après-récolte, de transport vers le marché, de stockage, de transformation et de conservation.
En quatrième lieu, les réformes engagées partout en Afrique ne déboucheront sur des résultats probants que si les marchés internationaux des denrées alimentaires se mettent au service de l’Afrique et s’il est mis un terme aux pratiques commerciales déloyales. La question des subventions octroyées par les pays développées — estimées actuellement à 360 milliards de dollars — devra être réglée. Pour que les jeunes agriculteurs africains qui font leur entrée dans le secteur puissent prospérer, il faut non seulement qu’ils puissent commercer, mais aussi que les échanges soient équitables et qu’il existe des mécanismes qui assurent la transparence des stocks et contribuent ainsi à empêcher les opérateurs de se faire de l’argent sur le dos des agriculteurs en spéculant sur les produits alimentaires.
Le succès passera par l’adoption d’une approche intégrée telle que celle proposée dans le cadre du PDDAA — dont les axes stratégiques sont la gestion de la terre et de l’eau, les marchés et l’infrastructure, la sécurité alimentaire et la vulnérabilité, et la technologie agricole. Il passera aussi par des investissements significatifs. Selon la FAO, les 22 milliards de dollars promis par le G20 lors du sommet de Pittsburgh permettront à peine de s’attaquer au problème. Cependant, s’il est vrai que les investisseurs et les bailleurs de fonds étrangers peuvent apporter une aide, c’est aux pays africains, qui ont pris l’engagement à Maputo en 2002 de consacrer au moins 10 % de leur budget national à l’agriculture, de compléter la mise. Le Mali, qui consacre actuellement 13 % de son budget national au secteur, est l’un des très rares pays qui ont atteint ou dépassé cet objectif-cible. Trop nombreux sont les autres pays qui investissent trop peu. Le Cameroun, par exemple, consacre près de 1 % de son budget national au secteur, bien que celui-ci emploie 70 % de la population et contribue à 40 % de son PIB.
Faute d’investissements beaucoup plus conséquents, le secteur ne fournira pas les millions d’emplois qu’il est potentiellement à même de créer. Pire encore : si, comme l’a averti le Sommet mondial sur l’alimentation de 2002, l’on ne fait rien pour l’agriculture, l’objectif de réduire de moitié la faim dans le monde d’ici à 2015 risque de ne pas se réaliser avant 2150.
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