Tandis que je préparais mes bagages pour me rendre à la conférence ABCDE à Paris [conférence annuelle de la Banque mondiale sur l’économie du développement], axée cette année sur « L’élargissement des opportunités pour le développement », j’ai reçu un appel d’une amie de longue date : elle me demandait d’écrire un billet sur ma vision de l’« impact », cinq ans après sa parution, de l’édition 2006 du Rapport sur le développement dans le monde [WDR] consacrée au thème « Équité et développement ». Puisque cette amie me payait le voyage pour Paris, je ne pouvais guère le lui refuser… Je lui ai toutefois précisé une chose : ayant eu connaissance de la présence d’Esther Duflo à la conférence, je serais bien avisé de ne pas prétendre que quiconque soit à même d’évaluer l’« impact » réel de ce rapport sur l’économie du développement…
Il n’en reste pas moins que je suis ravi de remonter ainsi dans le temps ! Le WDR 2006, que j’ai coécrit avec Michael Walton sous la direction de François Bourguignon, s’efforçait de replacer la question de la distribution des revenus au cœur du débat sur le développement. Cette question figurait parmi les préoccupations centrales des premiers économistes du développement, de W.A. Lewis et Simon Kuznets, dans les années 1950, à Ahluwalia et Chenery, dans leur ouvrage Redistribution et croissance (1974). Après un interlude marqué par l’offensive des modèles macroéconomiques fondés sur le concept d’agent représentatif et les principes incarnés par Margaret Thatcher et Ronald Reagan sur la scène internationale, la question des inégalités a fait un retour provisoire dans le courant principal de la recherche économique au début des années 1990. À cette époque, un certain nombre d’auteurs suggéraient que la distribution de la richesse (ou des revenus) telle qu’elle s’opérait au présent pouvait affecter les perspectives futures de croissance et de développement, via de multiples canaux : capacité d’investissement, choix professionnel, économie politique, etc.
Néanmoins, les praticiens du développement sont restés résolument centrés sur la lutte contre la pauvreté, avec, comme principal instrument pour y parvenir, la croissance économique. Pour la plupart d’entre eux, la problématique des inégalités constituait une diversion peu constructive. C’est dans ce contexte que le WDR 2006 a cherché à mettre en avant deux arguments majeurs. Premièrement, que les pays en développement, si désireux qu’ils soient de réduire la pauvreté, ont également d’autres objectifs, plus vastes : ils veulent un développement assorti d’équité et de justice sociale, et perçoivent l’existence d’une grande inégalité des chances comme une violation manifeste de ces principes. Deuxièmement, dans un monde où les marchés financiers sont imparfaits, et les meilleures politiques inatteignables, des mesures qui visent à redistribuer les chances sont susceptibles d’être également positives pour l’efficacité et la croissance économique. Le dilemme équité-efficacité, bien que largement répandu, n’est pas inéluctable, et l’on pourrait gagner beaucoup, dans la pratique, à axer les efforts sur des domaines « gagnant-gagnant », tels que le développement de la petite enfance, les transferts conditionnels en espèces ou encore l’adaptation des méthodes d’enseignement pour mieux cibler les élèves défavorisés.
Le rapport définissait l’équité comme l’association d’une égalité de chances — et non une égalité de résultats — et de normes minimales visant à empêcher que des groupes de population vivent dans un dénuement absolu. Comme le soulignait Nancy Birdsall, nous faisions de la lutte contre la pauvreté non plus l’objectif unique du développement mais une contrainte auxiliaire : une bonne politique de développement doit chercher à éliminer le dénuement absolu, mais elle aspire à aller plus loin et à promouvoir l’égalité des chances qui donne à chacun la possibilité de mener une vie épanouissante et productive.
Bien sûr, rien de tout cela ne constituait une véritable nouveauté. On y trouvait partout des échos de Sen, et nous nous sommes explicitement appuyés sur les travaux de John Roemer et Dirk van de Gaer pour conceptualiser l’égalité des opportunités en termes économiques. Nous avons également eu le privilège de participer à la première vague de recherches appliquées sur la mesure empirique de l’inégalité des chances.
Outre les études sur différents pays européens, plusieurs contributions aujourd’hui publiées ou à paraître mesurent l’inégalité des chances dans divers pays d’Amérique latine, ainsi qu’en Égypte, en Inde, en Turquie et dans un ensemble de pays africains. Il aura fallu poser des équations et fournir des chiffres concrets à l’appui d’un concept tel que l’« inégalité des chances » pour que certains économistes admettent que celle-ci puisse exister… Il y a eu des conférences et un foisonnement de documents de travail sur le sujet.
Ce concept a également gagné du terrain dans la sphère politique. Le programme de campagne — gagnant — de l’ancienne présidente du Chili, Michelle Bachelet, liait la croissance à l’équité et soulignait à maintes reprises combien il était important d’élargir les opportunités. Son ministre des Finances, Andres Velasco, m’a un jour confessé qu’il avait vu un exemplaire du WDR dans son bureau… Il y a de quoi se réjouir qu’Andres et tous ceux qui sont cités ci-dessus seront eux aussi présents à la conférence ABCDE la semaine prochaine… En Turquie, le gouvernement et la Banque mondiale se sont servis de l’analyse et des mesures sur l’égalité des chances pour promouvoir l’expansion des initiatives de développement de la petite enfance.
À la Banque mondiale, le groupe Réduction de la pauvreté (au sein du Réseau de lutte contre la pauvreté et de gestion économique) a récemment été rebaptisé en « Réduction de la pauvreté et équité ». L’équipe du département de recherche qui se consacre à la pauvreté s’appelle désormais « Pauvreté et inégalité ». Le nouveau logo de la Région Amérique latine et Caraïbes revendique des « Opportunités pour tous », et celle-ci a beaucoup travaillé à l’élaboration d’un nouvel indice d’égalité des chances [Human Opportunity Index (HOI)], que les dirigeants des pays utilisent souvent désormais. Le très influent indice de développement humain a été révisé par le PNUD afin de prendre davantage en compte les inégalités. En 2007, la Banque asiatique de développement a publié un rapport sur les inégalités en Asie, dans lequel le concept d’inégalités des chances tenait également une grande place.
Aucune de ces évolutions ne peut être attribuée au WDR 2006. À coup sûr, la plupart de ces changements, et d’autres, se seraient de toute façon produits. Mais je pense néanmoins que nombre de ceux qui, comme moi, ont eu la chance de travailler sur ce rapport sont fiers d’avoir pris part et contribué à leur mesure à un mouvement plus vaste de réintroduction des concepts de distribution et de justice sociale au cœur du débat sur les politiques de développement. Aucun observateur sensé ne nierait que la croissance économique constitue le pilier central d’une stratégie de lutte contre la pauvreté à long terme. Cependant, il n’en est pas moins vrai qu’une telle stratégie sera vraisemblablement plus éclairée et, in fine, plus efficace si les questions de distribution et d’équité ne sont pas laissées de côté. Nul doute que la conférence ABCDE sera l’occasion d’en apprendre encore beaucoup sur le sujet.
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