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Un point sur l’utilisation des liseuses électroniques en Afrique, par Michael Trucano

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ImageComment introduire des livres et des liseuses électroniques dans les pays à faible revenu, et est-ce une bonne idée ?

Si l’on en juge par le nombre croissant de demandes que nous recevons ici, à la Banque mondiale, à ce sujet, nous ne sommes pas les seuls à nous poser ces questions. Si vous cherchez des pistes pour essayer de répondre à ce type de problématiques, en vous appuyant sur les données recueillies par des pionniers dans ce domaine, vous serez certainement, à un moment ou à un autre, en contact avec l’ONG Worldreader. Cofondée par l’ancien vice-président d’Amazon, Worldreader s’efforce, avec ses partenaires, « de permettre à des enfants et à des familles, dans le monde en développement, d’accéder à des millions de livres ». Jonathan Wareham, enseignant dans le département des Systèmes d’information à l’ESADE Business School de Barcelone, siège au conseil d’administration de la fondation Worldreader en Espagne et collabore avec cette organisation à diverses activités de recherche sur l’utilisation des liseuses et des livres numériques. Il est récemment venu à la Banque mondiale pour exposer les résultats des travaux menés en Afrique par Worldreader.

Ceux d’entre nous qui travaillent dans le domaine des technologies de l’éducation ne connaissent que trop bien le problème de la « salle informatique fermée à clé ». Certes on n’a pas attendu d’avoir des ordinateurs pour mettre sous clé les objets de valeur dans les écoles. Avant les salles informatiques, on fermait à clé les bibliothèques, et c’est malheureusement encore le cas dans bien des écoles à travers le monde, en particulier dans des endroits très pauvres où l’on n’ose pas utiliser les livres (sauf peut-être pour les grandes occasions), de peur qu’ils ne « s’abîment ».

Worldreader essaie de combattre ce phénomène et d’y mettre fin en améliorant l’accès aux matériels de lecture. Beaucoup d’organisations donnent des livres à l’Afrique, parfois depuis des décennies. D’une certaine façon, l’objectif de Worldreader est d’adapter au XXIe siècle une pratique qui existe depuis longtemps déjà.

Leur présentation a d’abord porté sur l’illettrisme même si, par la suite et dans la discussion subséquente, il est apparu que les objectifs de Worldreader vont bien au-delà de ce problème. Étant donné les conditions de financement actuel, les ONG doivent souvent s’attacher à faire passer des messages simples, et c’est ce qui explique sans doute que la présentation a commencé par des commentaires généraux sur l’importance capitale de l’alphabétisation. Cela étant, rares sont ceux qu’il reste à convaincre des bienfaits sociaux de la lecture.

Worldreader part de l’idée fondamentale que, moins l’on a de choses intéressantes à lire, moins on lit. L’ONG s’appuie sur quelques postulats de base selon lesquels, d’une part, les enfants passeront du temps sur les liseuses électroniques parce qu’ils trouveront ça « cool » (selon le principe du gadget que tout le monde veut), et, d’autre part, la possibilité d’accéder à beaucoup de livres sur une liseuse accroît la probabilité que les enfants trouvent quelque chose d’intéressant à lire et qu’ils lisent.

Problèmes pratiques

Les travaux de Worldreader sont partis d’une question : Que se passerait-il si nous poussions l’offre de liseuses ? Pour certains, cela ressemble beaucoup (à tort ou à raison) au projet OLPC (One Laptop Per Child), qui consiste à distribuer un ordinateur portable à chaque enfant. Worldreader a analysé de près l’expérience OLPC avant de se lancer, dans l’espoir de tirer des enseignements de ce projet très médiatisé et de ne pas rencontrer les mêmes obstacles. En conséquence, Worldreader a volontairement décidé que la fourniture des liseuses s’accompagnerait d’un grand engagement des acteurs locaux. Il s’est donc attelé à renforcer considérablement les capacités des enseignants et des formateurs et à essayer d’aligner cette initiative sur les évolutions en cours dans le système éducatif formel.

Certaines des leçons tirées par Worldreader présenteront un intérêt certain pour de nombreux lecteurs de ce blog (dont certains prévoient de lancer des opérations pilotes d’envergure dans divers endroits, dont au moins deux pays africains). Il s’agit des problèmes pratiques auxquels peuvent se heurter ce type d’initiatives :

1. Le vol
Le vol n’est pas (encore) un problème. Pour Worldreader, la vaste consultation organisée avec les responsables des communautés locales y est pour beaucoup.

2. L’électricité
L’électricité n’a pas encore posé de problème majeur. De même que l’on trouve du Coca-Cola presque partout dans le monde, y compris dans les endroits les plus reculés, les sources d’alimentation électrique semblent suffisamment accessibles pour que les gens puissent recharger leurs téléphones portables. De plus, la charge des batteries des liseuses électroniques dure longtemps (plusieurs semaines, et non quelques heures comme c’est le cas des tablettes). Même si, dans la plupart des pays d’Afrique, la fracture numérique concerne autant l’accès à l’électricité que l’accès aux outils informatiques et à la connectivité, l’électricité n’a jusqu’ici pas constitué un véritable problème.

3. La poussière
La poussière et les autres problèmes liés à l’environnement, comme l’eau, sont en revanche des problèmes bien réels. La plupart des liseuses numériques n’ont pas été conçues pour être utilisées par des populations rurales dans des pays en développement. D’où des problèmes tels que :

4. Le bris de matériel
Le bris de matériel est un problème sérieux. L’une des solutions consiste à former les utilisateurs, mais Worldreader a constaté que ce n’était pas suffisant. Il faut des appareils plus robustes. À mesure que les fabricants comprendront qu’il existe des marchés (potentiellement vastes) pour leurs produits dans des endroits qui n’y ont pas encore accès, on peut penser que la situation va évoluer, mais ce n’est pas encore le cas.

La solution, pour remédier aux problèmes de poussière et de casse, pourrait être de s’appuyer sur un produit déjà largement utilisé parmi les populations cibles. Jusqu’à présent, Worldreader s’est essentiellement focalisé sur la Kindle d’Amazon, mais, à l’avenir, il devrait s’affranchir de plus en plus du support. Ainsi, le téléphone portable peut à l’évidence servir de liseuse électronique à terme. Le mois dernier, on a d’ailleurs annoncé qu’une application pour téléphone mobile permettait de récupérer et de lire les livres numériques distribués par Worldreader.

Si vous jetez un œil au site web de Worldreader ou aux images incluses dans leurs présentations, vous constaterez rapidement que toutes les liseuses sont des Kindles. Mais, a-t-on appris de Worldreader — que certains ont baptisé « l’ONG Kindle » — la contribution la plus importante, mais méconnue, d’Amazon a peut-être été de trouver un moyen de gérer des centaines d’appareils en même temps (alors qu’en général, c’est « un utilisateur, un appareil », ce qui ne permet pas de mettre beaucoup de contenu sur plusieurs appareils en même temps). Ces questions gagnent en importance à mesure que les projets quittent la phase pilote à petite échelle. Et il se pourrait bien qu’à l’avenir, ce soit sur la gestion des produits et la distribution du contenu que l’on pourra tirer les enseignements les plus notables de l’initiative de Worldreader et qui seront immédiatement pertinents pour d’autres projets similaires.

Quel contenu ?

Tout cela est bien joli, mais la vraie question est : que peut-on lire avec ces liseuses numériques, surtout si les ressources pédagogiques locales ne sont pas (encore) numérisées ? Bien sûr, on ne manque pas (notamment grâce au Projet Gutenberg) d’ouvrages classiques qui peuvent être téléchargés et diffusés sur ces liseuses. De plus, Worldreader a passé avec plusieurs éditeurs des accords pour la mise à disposition d’un contenu supplémentaire provenant de sources très connues (Penguin, par exemple, pour les œuvres de Roald Dahl). Néanmoins, l’inquiétude est bien réelle dans certains milieux, où l’on craint que les initiatives de « l’Occident » en faveur du livre électronique, aussi bien intentionnées qu’elles soient, contribuent très largement à une subtile forme d’impérialisme culturel (à défaut d’un meilleur terme pour désigner ce phénomène). Worldreader est visiblement en train de concevoir une plateforme de diffusion électronique à l’intention des auteurs et éditeurs africains. Les élèves et étudiants africains pourront ainsi plus facilement découvrir les œuvres d’auteurs locaux, ce qui fait partie des objectifs des systèmes d’enseignement dans les pays d’Afrique. Bien qu’il ne soit pas facile de convaincre de grands éditeurs à mettre à disposition un contenu pédagogique numérisé, ce désir d’aider à promouvoir un marché numérique pour les matériels de lecture africains constitue peut-être l’aspect le plus ambitieux du projet de Worldreader. Lorsque l’association a démarché des éditeurs et des auteurs locaux pour qu’ils mettent gratuitement du contenu à disposition, elle n’a pas toujours reçu un accueil des plus chaleureux (ce qui n’est guère surprenant). Mais quand Worldreader a proposé que ce contenu soit numérisé et diffusé moyennant 1 dollar par ouvrage, beaucoup se sont soudain montrés très intéressés (précisons que Worldreader propose aujourd’hui quelque 240 œuvres d’auteurs africains, qu’il a co-publiées via la plateforme Amazon).

On ne sait pas encore ce que ces efforts finiront par produire (si tant est qu’ils aboutissent), mais, manifestement, nombre des modèles économiques adoptés depuis longtemps par les grands éditeurs occidentaux vont bientôt subir (voire subissent déjà) des chocs majeurs (et qui, peut-être, menacent leur survie) en raison de l’émergence du livre électronique. Comme dans d’autres secteurs qui devront probablement évoluer pour assurer leur avenir, il se pourrait que certains des modèles les plus intéressants apparaissent sur ce que l’on appelle les marchés « frontières » ou « pionniers » (là même où opèrent des acteurs tels que Worldreader et une foule d’ONG et d’autres entreprises technologiques).

Quel impact ?

Admettons, donc, qu’il est important de lire, que l’on utilisera de plus en plus une technologie numérique nomade et que, pour qu’un grand nombre de gens, en Afrique, y aient accès, il faudra d’abord résoudre beaucoup de problèmes de mise en œuvre pratique. Mais qu’en est-il de l’impact réel sur l’acquisition de connaissances ?

Bien des projets de recherche actuels tentent de répondre à cette question primordiale en s’appuyant sur les études pilotes de Worldreader. Parmi ces études pilotes, iRead, au Ghana, est la plus remarquable (voir la synthèse [fichier pdf] de la première évaluation indépendante réalisée à la demande de l’USAID). L’étude iRead a consisté à faire passer trois types de tests de lecture, d’écriture et de connaissance de l’anglais à trois groupes d’élèves : un groupe de contrôle, un groupe qui n’a reçu que des liseuses et un groupe qui a reçu des liseuses et a en même temps bénéficié de plusieurs « interventions pédagogiques ». Worldreader juge encourageants les résultats obtenus à ce jour : c’est au niveau des 4e et 5e années de scolarité que l’on constate les effets les plus importants. Ce constat n’a généralement pas surpris, pour diverses raisons, les spécialistes qui ont participé à la présentation de Worldreader. Mais on est encore loin des résultats spectaculaires escomptés. Peut-être, tout d’abord, parce que c’est sur la durée que l’on pourra le mieux observer ces effets (j’avoue que les résultats annoncés par la plupart des ONG et des entreprises qui m’envoient régulièrement des rapports selon lesquels leurs programmes éducatifs ont un « impact stupéfiant, incontestable et immédiat » me laissent sceptique). Peut-être aussi parce qu’il faudra explorer plus en détail la mise en œuvre ; enfin, parce qu’il est nécessaire de mesurer différents types d’effets, en utilisant différents paramètres, outils et méthodes. Il semble néanmoins que la démarche de Worldreader soit à la fois sérieuse et rigoureuse.

J’attends donc avec impatience les résultats que ses recherches finiront, je l’espère, par produire et que Worldreader prévoit de présenter sur son site web (dans la rubrique « Learnings ») (N.B. : On attend d’ici la fin de l’année les premières conclusions de l’étude menée par la Banque mondiale à propos d’une initiative pilote destinée à promouvoir la diffusion de livres numériques dans les écoles nigérianes ; vous trouverez ici, ici et ici des informations à ce sujet.)

Et ensuite ?

Au vu des résultats fructueux de sa première série d’études pilotes, Worldreader se demande maintenant comment déployer des initiatives telles que celle-ci à une plus grande échelle, afin qu’elles aient le plus d’impact possible.

Le premier obstacle à surmonter est (comme toujours) d’ordre financier. Worldreader est aujourd’hui confronté à un phénomène que connaissent bien ceux qui travaillent depuis un certain temps sur ce que l’on appelle les « TIC 4D ». On peut trouver un financement pour de petits projets pilotes, même si c’est souvent difficile. Et, actuellement, divers pays, à travers le monde, financent de grands projets qui visent à encourager l’utilisation des nouvelles technologies dans le système d’enseignement national. Mais qu’en est-il du niveau intermédiaire ? Comment déployer un projet à plus grande échelle, ce qui permettrait de déterminer comment s’y prendre à l’échelle de tout un pays ? Il semble que les sources de financement soient peu nombreuses à ce niveau-là. L’une des solutions envisageables est ici un modèle reposant sur un financement conjoint (donateurs et partenaires locaux) et un kit Worldreader-in-a-Box destiné aux équipes locales, actuellement distribué et testé sur le terrain.

Quelle que soit la solution retenue, Worldreader estime que des changements sont nécessaires sur le plan local pour que ses activités produisent un impact réel. Il faut en effet :

1. obtenir le soutien des responsables locaux chargés de l’enseignement, afin de pouvoir introduire des approches nouvelles et des innovations ;

2. obtenir le soutien du corps enseignant, faute de quoi les outils ne pourront pas être (bien) utilisés ;

3. rehausser la valeur sociale accordée à la lecture dans de nombreux pays, surtout dans les cultures de tradition orale. Bien souvent, dans ces cultures, les livres sont rares, et, donc, les gens lisent peu et la lecture n’est pas valorisée (c’est un cercle vicieux) ;

4. privilégier le contact avec les élèves, ce qui est fondamental si l’on veut maintenir la dynamique ;

5. obtenir l’adhésion des structures d’accompagnement locales, sinon toute initiative extérieure risque de rester une initiative « étrangère », qui ne sera probablement pas acceptée.

La première étape des efforts déployés par Worldreader pour introduire des livres et des liseuses numériques dans un petit nombre de communautés en Afrique a convaincu cette organisation et ses partenaires de l’intérêt de cette approche : « Nous n’avons plus besoin de nous convaincre de sa pertinence. La question qui nous occupe à présent est celle du comment. »

Quelles que soient les conclusions auxquelles vous parviendrez vous-mêmes, il sera intéressant de tirer les leçons des efforts de Worldreader, et d’autres acteurs, dans les années à venir.

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N.B. : L’illustration de ce blog — ainsi légendée : « On voit tout de suite qu’il y a beaucoup de lecteurs numériques dans cette salle de classe… mais avez-vous aussi remarqué qu’il n’y a pas de livres ? » — a été fournie par Worldreader et est reproduite ici avec son autorisation.


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