La Banque mondiale vient de sortir son édition annuelle du Rapport sur le développement dans le monde, comme elle le fait depuis plus de trois décennies maintenant. (À titre d’information, l’auteur de ce blog contribue depuis vingt ans à ce rapport en soumettant ses commentaires sur les versions préliminaires de chaque édition.) Cette nouvelle édition est consacrée à la question de la sécurité et du développement. Ses auteurs expliquent que les sociétés sont en permanence l’objet de « stress » internes et externes : corruption, chômage des jeunes, discrimination raciale, rivalités religieuses, invasions étrangères, terrorisme international...
En l’absence d’institutions capables de les gérer, ces tensions peuvent dégénérer en conflits violents. Les « institutions », cela peut-être une organisation judiciaire, un parlement élu ou une force de police. Lorsqu’elles sont mauvaises ou corrompues, le risque est non seulement plus grand de voir des populations s’affronter, mais aussi que ces conflits finissent par se répéter sans cesse, et par devenir un véritable engrenage.
On voit donc que « la » question n’est pas tant de savoir comment arrêter les violences mais plutôt comment éviter qu’elles se répètent. Il est urgent d’y trouver une réponse, ne serait-ce qu’en raison des coûts exorbitants qui sont en jeu : en moyenne, un conflit fait reculer de trente ans l’économie d’un pays et basculer un cinquième de sa population dans la pauvreté. À cela s’ajoutent les pertes humaines, les traumatismes psychologiques et toute une litanie de rancœurs sociales. Tout cela paraît bien triste, mais le fait est qu’une personne sur quatre dans le monde vit dans un contexte de violence.
Pour briser le cycle de la violence, le rapport suggère une solution somme toute assez prévisible : il faut avoir de meilleures institutions. Cela vaut autant pour la Côte d’Ivoire aujourd’hui que pour l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais, concrètement, qu’est-ce que cela signifie pour le peuple ? Dans la pratique, quelles sont les « institutions » qui comptent pour chacun de nous ?
Imaginez une vieille dame de quatre-vingts ans, elle sort de l’église, dans un quartier populaire. Deux adolescents l’abordent, lui volent son sac à main, lui arrachent son collier du cou, puis ils la font tomber avant de s’enfuir. Elle se relève et rentre chez elle les jambes tremblantes. À aucun moment, elle ne pensera à signaler son agression à la police – à quoi bon ? Question : du point de vue de cette dame, quelle est l’institution qui a échoué ? Celle qui n’a pas assuré la protection de sa communauté, celle qui a négligé l’éducation de ses agresseurs, celle qui n’a pas développé en elle la confiance dans la justice ?
Changeons maintenant de dimensions. Des gens fêtent un anniversaire en discothèque, dans une ville-frontière ; un gang de trafiquants de drogue fait irruption dans la boîte de nuit, abat tout le monde et part. Un seigneur de guerre envoie des enfants-soldats massacrer un village entier parce qu’il est situé à côté d’une mine de diamant. Un président est vaincu par la voix des urnes mais refuse d’accepter l’issue de l’élection et lance une campagne de terreur contre ses opposants. Un professeur d’université charismatique parvient à convaincre des paysans pauvres qu’il leur suffit d’éliminer quiconque n’est pas pauvre comme eux pour ne plus être pauvres. Dans tous ces cas, les institutions ont failli à l’égard des victimes de la violence – l’État, les marchés, l’armée, le système éducatif, les médias, la communauté internationale, aucune de ces entités n’a agi comme elle l’aurait dû.
Ce qui nous ramène au Rapport sur le développement dans le monde, lequel prescrit que nous pouvons édifier des institutions suffisamment bonnes et légitimes non seulement pour prévenir les conflits violents mais pour éviter d’y sombrer à nouveau. Il suggère quelques mesures à effet rapide : l’éviction des responsables malhonnêtes, la publication du budget, la suppression des lois discriminatoires et le démantèlement des polices secrètes. Il identifie aussi des réformes de long terme consistant par exemple à établir un système judiciaire équitable, à laisser les communautés locales administrer les écoles, à donner la priorité à la création d’emplois pour les jeunes. Mais, à la base de ces propositions, il y a le même dénominateur commun : les institutions ne sont bonnes et légitimes que si les populations peuvent leur accorder leur confiance. Et l’instauration de la confiance passe nécessairement par des résultats.
Pour le citoyen moyen, avoir une « bonne » police, cela signifie que les rues soient sûres, de « bonnes » écoles, que les enfants aillent en classe, qu’ils apprennent et obtiennent des diplômes, et une « bonne » commission électorale, qu’elle soit indépendante. Certes, mesurer la sécurité, les résultats scolaires et la liberté politique est techniquement plus difficile qu’il n’y paraît. Mais vous avez compris : les institutions relèvent de la confiance, et la confiance relève des performances. Telle est l’essence du contrat social qui rend possible la paix et, partant, le développement.
L’Afrique fournit une parfaite illustration des possibilités de transformation du contrat social entre le peuple et les institutions, et de passage de la violence au développement. Le continent connaît une croissance rapide et son avenir est prometteur. Sa croissance est due en grande partie à la chance : avec des prix de matières premières élevés, la région dispose de plus de ressources pour construire les infrastructures dont elle a cruellement besoin et libérer son énorme potentiel économique. Mais force est de constater que la croissance s’explique aussi pour beaucoup par l’amélioration des institutions et, plus précisément, par la mise en place de mécanismes permettant de rendre les institutions comptables des résultats.
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