La fragmentation du marché africain a longtemps entravé les échanges commerciaux entre les pays du continent. Cela a empêché jusqu'à présent les nations africaines de profiter de tous les avantages économiques du commerce international qui, en quelques décennies, a contribué à extraire de la pauvreté plus d'un milliard de personnes dans le monde. Mais la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) devrait changer la donne. Elle donnerait naissance à un marché unique, rassemblant 54 pays, soit au total 1,3 milliard d'habitants et un PIB de 3 400 milliards de dollars. La réduction des droits de douane et autres barrières, ainsi que l'harmonisation des réglementations dans des domaines tels que le commerce électronique et les droits de propriété intellectuelle, stimuleraient le commerce et l'investissement intra-africains. Les têtes de file de l'économie et du monde des affaires africains se sont rencontrés au Cap du 16 au 19 avril afin de débattre des bénéfices que l'accord procurerait au secteur privé. En amont de ce forum, nous avons publié cette transcription révisée d'un entretien avec Wamkele Mene, secrétaire général de la ZLECAf, lors de sa visite au siège de la Banque mondiale fin 2022.
Q : Selon vous, comment s'intègre le dividende démographique de l’Afrique dans la future zone de libre-échange ?
À la fin de ce siècle, une personne sur quatre sera africaine. Nous devons donc accorder de l'attention à la place des jeunes dans notre action. Et c'est pourquoi nous allons mettre en place le protocole sur les femmes et les jeunes dans le commerce.
L'enthousiasme des jeunes et leur implication en faveur de la réussite de ce projet sont très, très encourageants, car ils prennent en main leur propre avenir, en créant de nouveaux marchés.
Ils savent qu'il existe, en dehors de leurs régions ou pays respectifs, des débouchés pour leur activité et que ces débouchés se créent grâce à un traité commercial qui ouvre les marchés.
Une jeune créatrice m'a dit « Moi qui habite au Malawi, je voudrais avoir accès au marché nigérian. Cela m’ouvrirait les portes pour réussir. »
Il existe ainsi une forte aspiration à l'inclusion, que nous portons depuis toujours. Maintenant, nous voulons la traduire en obligation juridiquement contraignante. Pour les petites ou moyennes entreprises dirigées par un jeune ou par une femme, pourquoi n'éliminerait-on pas complètement les droits de douane, au lieu de seulement les réduire de 10 % sur deux ans ?
Q : Comment éviter que l'accord ait pour effet d'accentuer les inégalités entre les pays d'Afrique ?
R : La ZLECAf réunit des pays qui ont un PIB par habitant de 110 dollars et d'autres où il atteint 25 000 dollars. Certains sont relativement industrialisés ; d'autres importent tout, y compris des produits agricoles de base.
Certains pays vont bénéficier de l'accord tout de suite, car ils disposent déjà de capacités d'exportation. Dans ces conditions, comment allons-nous convaincre ceux qui sont à l'heure actuelle dépourvus de capacités industrielles qu'ils vont y gagner eux aussi, et les amener à constater les résultats ? Sans cela, il leur sera intolérable, politiquement parlant, de rester dans un espace de libre-échange qui ne profite qu'aux économies les plus développées.
C'est pourquoi nous nous sommes tournés vers la Banque africaine d'import-export [Afreximbank] pour soulever le problème et essayer d’aider les pays dont les recettes sont excessivement dépendantes des droits de douane. C'est ainsi qu'Afreximbank a mis en place un fonds d'ajustement qui pourrait atteindre 10 milliards de dollars. À ce jour, environ 1,2 milliard de dollars ont été mobilisés pour aider les pays à limiter le coût que représente pour eux l'adaptation à la ZLECAf.
Q : Existe-t-il d'autres moyens d'étendre les avantages du traité aux pays les moins développés ?
Nous devons suivre une stratégie qui non seulement applique les règles commerciales reconnaissant la nécessité d'une asymétrie, mais qui prévoie aussi des interventions sur le terrain, dans les pays.
Prenons l’exemple de l’industrie automobile, avec le Maroc, l'Afrique du Sud et l'Égypte, qui sont les trois plus importants pays constructeurs de véhicules en Afrique. C'est à eux que va immédiatement profiter l'ouverture du marché automobile africain, avec la réduction ou la suppression des droits de douane sur ces importations.
Cependant, on sait que pour chaque unité d'investissement sur une ligne d'assemblage, le secteur des pièces automobiles crée quatre emplois. Nous devons donc mettre au point une stratégie. Comment faire en sorte que la Zambie, qui produit du cuivre, intègre la chaîne de valeur automobile ? Comment permettre à la République démocratique du Congo de trouver sa place aussi, puisqu’elle produit des oxydes entrant dans la fabrication des batteries au lithium ?
Il s’agit d'actions très concrètes à mettre en œuvre pendant un certain temps. C'est pourquoi je répète sans arrêt ceci à l'Association des constructeurs automobiles africains (a) : « Nous établissons les règles qui vous permettront d'investir partout sur le continent. Mais nous voulons que de votre côté, vous vous engagiez à investir partout aussi, y compris sur les marchés automobiles non traditionnels, autres que l'Afrique du Sud et le Maroc. »
Q : Comment la ZLECAf peut-elle exploiter les avantages potentiels du commerce numérique ?
Nous allons conclure en juin le protocole sur le commerce numérique. Il est résolument tourné vers l'avenir en capitalisant sur toutes les réussites obtenues jusqu’ici. Il est très important que nous accélérions le passage au numérique.
Prenons l'exemple de Cabo Verde, qui possède des atouts en matière de stockage et de traitement des données. Si la signature de ce protocole sur le commerce numérique se traduit par une totale ouverture du marché africain, nous permettrons à ce pays de se placer parmi les principaux exportateurs de services de gestion et de traitement des données.
Pour ce qui est des douanes, il suffit de franchir la frontière d'une union douanière pour voir des files de camions attendre sur 10 ou 12 kilomètres de pouvoir passer les contrôles. Et ce, faute de systèmes numériques régissant les échanges commerciaux et d’interopérabilité.
Le protocole doit donc prévoir les moyens de développer un système douanier numérique, de telle sorte qu'un exportateur n'ait pas à attendre 14 jours pour obtenir un certificat d'origine.
Q : Comment trouver un moyen terme entre une évolution rapide, mais limitée à quelques pays, et un progrès qui les englobe tous ? Existe-t-il un compromis sur ce point ?
Au début, nous craignions que quelques grands pays dominent le processus de négociation. Nous avons tiré les leçons des 70 années de construction européenne et nous avons suivi une démarche différente, en décidant de tous aller de l'avant en même temps.
C'est extrêmement frustrant, car on avance à l'allure du plus lent. Mais le fait est que 44 pays ont maintenant ratifié le traité.
Sans cette façon de faire, on pourrait croire que nous voulons créer un noyau dur, ce qui est politiquement très difficile à faire passer.
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