Published on Africa Can End Poverty

Le Développement 3.0

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Publié par Shanta vendredi 5 novembre 2010.

Comme je viens de donner une conférence-déjeuner dans le cadre d’un événement organisé par l'équipe Tech@State du Département d'État américain, et consacré aux relations entre société civile et nouvelles technologies, j’ai pensé qu'il serait intéressant d’en diffuser le contenu plus largement.

Autrefois – c'est-à-dire dans les années 50 et 60 –, le développement avait pour objet de remédier aux défaillances du marché. Sous l’influence des théories du « big push » promues par des économistes tels que Rosenstein-Rodan, de la pensée keynésienne d'après-guerre et du succès apparent de l'Union soviétique, les dirigeants des pays en développement considéraient que le rôle de l’État devait consister à fournir des biens publics (tels que des ponts, des routes et des ports), limiter les effets des facteurs externes (en protégeant par exemple les « industries naissantes ») et redistribuer les revenus aux pauvres (par exemple en maintenant à bas prix les denrées alimentaires). Le soutien des bailleurs de fonds visait à financer certains de ces biens publics – un pont par exemple –, et leur assistance à identifier la défaillance du marché pour concevoir le « pont optimal ». 

Les motivations des responsables politiques dans les pays pauvres et celles des donateurs dans les pays riches étaient alors sur la même ligne. Les premiers pouvaient se féliciter de corriger les déficiences du marché – les gouvernants faisaient bien ce qu'ils étaient supposés faire – tandis que les seconds pouvaient s'assurer quant à eux que leur argent était bien dépensé. C’était l’époque du « développement 1.0 ».

À partir du début des années 70, il est devenu clair que ces interventions publiques ne donnaient pas les résultats escomptés. Les industries protégées étaient tellement isolées des marchés mondiaux qu'elles ne sont jamais parvenues à produire efficacement (l'usine de chaussures Morogoro en Tanzanie n'a jamais réussi à exporter la moindre paire de chaussures). Certes, des routes ont été construites, mais elles ont été si peu entretenues qu'elles sont devenues impraticables. Le faible niveau des prix alimentaires a entraîné des pénuries et accru la pauvreté dans les zones rurales. En voulant corriger les défaillances du marché, nous avons généré des défaillances publiques, et c’est ainsi que des interventions pourtant bien intentionnées n'ont pas réussi à produire les résultats escomptés.

Pour sortir les économies de situations désastreuses, les bailleurs de fonds ont conditionné leur assistance financière à l’abandon de ces politiques. La relation qu’ils entretenaient avec les gouvernants des pays en développement, harmonieuse jusqu'alors, a commencé à se détériorer. Ces derniers ont tenté de résister à la nouvelle donne  – principalement parce que les politiques génératrices de distorsions  bénéficiaient à leurs amis et à leurs proches –, ils s'y sont pliés sans conviction et,  lorsque les choses tournaient mal, en rejetaient souvent la responsabilité sur  les donateurs. Au plan des connaissances, il s’agissait essentiellement d'estimer le coût des interventions précédentes (comme si le fait que les gouvernants ignoraient ce coût était seul en cause). C’était l’ère du « développement 2.0 ».

Aujourd'hui, bien que les distorsions les plus flagrantes aient été en grande partie corrigées, les défaillances de l’État perdurent sous une forme plus insidieuse, qui nuit directement aux plus pauvres. Elles concernent principalement l’infrastructure, l'éducation et la santé – les trois domaines sacro-saints de l'intervention publique. Si nous appelons à les corriger, nous ouvrons  la porte aux critiques selon lesquelles nous essaierions de  saper les autorités des pays en développement, comme aux temps de la conditionnalité. 

Prenons l’exemple classique du tarif de l'eau. Si l'eau est subventionnée ou gratuite, cela conduit à des pénuries d'eau.  Les gouvernants, qui contrôlent les services d’eau par le biais de ces subventions, vont faire en sorte que les ressources en eau, limitées, profitent aux quartiers où réside leur clientèle électorale. Pendant ce temps, les populations pauvres vont devoir payer 5 à 16 fois le tarif au compteur pour acheter de l'eau à des fournisseurs. Mais aucun homme politique qui espère être élu ne proposera jamais une augmentation du tarif de l'eau dans son programme électoral (quand bien même cela profiterait aux pauvres). On peut aussi citer l’exemple des taux d’absentéisme des enseignants dans les écoles primaires publiques – qui atteignent 25 % en Inde et 27 % en Ouganda. Ou encore les détournements de fonds publics dans la santé, qui atteignent le pourcentage stupéfiant de 99 % au Tchad. 

Les défaillances de l’État ne se produisent pas par accident. Elles découlent au contraire de deux types d’imperfections du secteur public (tout comme les défaillances du marché sont le résultat des imperfections du secteur privé). 

  • Lorsqu’il ne recourt pas à des incitations commerciales, l’État  peine à contrôler les prestataires de services de première ligne et à obtenir d’eux des performances. Résultat : des enseignants absents, des centres de soins sans médicaments, des routes impraticables.
  • La seconde imperfection, plus diffuse, réside dans le système politique. Même dans les démocraties où l'électeur médian est pauvre, les hommes politiques qui préconisent des politiques défavorables aux pauvres (du type de celles mentionnées précédemment) continuent à être élus. L'une des raisons en est que les hommes politiques ont la possibilité de contrôler les informations qui parviennent aux électeurs et de les convaincre ainsi de voter pour des politiques qui, en fait, vont à l'encontre de leurs intérêts. Dans l'exemple du tarif de l'eau, ils vont s’engager dans leur programme à préserver la gratuité de l'eau, et seront réélus.

Lorsque l’État est défaillant, les instruments traditionnels de l'aide financière et de l'apport de connaissances ne sont pas très efficaces. Les gouvernants vont résister à la conditionnalité et refuser des appuis financiers susceptibles de leur faire perdre les élections. Or fournir une aide financière sans conditionnalité favorise la poursuite des politiques sources de distorsions. Et les études portant sur le coût de ces distorsions ne vont guère aider – et seront plutôt de nature à l’irriter – le responsable politique qui en est à l'origine. Et s’il n’en est pas à l’origine, et qu'il est au contraire un partisan de la réforme, alors, par définition, il est aussi bien placé pour en connaître déjà les coûts. Aussi ces rapports présentent-ils peu d'intérêt.

Que pouvons-nous donc faire dans ces conditions?  Notre prise de conscience des défaillances publiques a coïncidé avec deux autres mutations. La première concerne l'influence croissante de la société civile dans le discours public. La seconde, la révolution technologique dans les pays pauvres. Voyons voir, qu’avons-nous là ? Et si nous exploitions les nouvelles technologies et l'influence de la société civile pour régler les défaillances de l’État ?  Plutôt que d'imposer des conditions, nous pouvons aider les pauvres à exercer un contrôle sur les prestataires de services. Alors que 80 % de la population en Afrique a accès à un téléphone portable, on peut facilement imaginer que les parents (ou les élèves eux-mêmes) envoient un SMS quand un professeur est absent, quand il n’y a pas de médicaments dans un centre de soins ou encore quand des travaux censés se dérouler sur une route sont inexistants. Voilà qui pourrait être plus efficace, pour aider gouvernements et donateurs à optimiser les ressources, que tous les contrôles fiduciaires que nous mettons en place. Et tant que nous y sommes, pourquoi les bailleurs de fonds (y compris la Banque mondiale) n'utiliseraient-ils pas les moyens technologiques pour faire contrôler et superviser les projets de développement par les bénéficiaires eux-mêmes?

Nous pouvons aussi utiliser les nouvelles technologies pour remédier aux problèmes d'information et de connaissance. Plutôt que de rédiger des rapports sur le coût des distorsions (et de les murmurer à l'oreille des ministres des Finances), nous pourrions diffuser leurs résultats – sous une forme intelligible – auprès des pauvres via leurs téléphones portables. Et leur faire savoir qui sont les bénéficiaires des subventions aux infrastructures, quels sont les districts qui ont le plus fort taux d'absentéisme chez les enseignants, etc. Il s’agit là de données qui concernent la vie quotidienne des pauvres, et ce sont eux qui devraient en être les premiers informés. Et les pauvres, mieux informés, pourront alors se mettre à voter pour les hommes politiques qui défendent leurs intérêts. Allons plus loin, pourquoi ne pas mener ces études en collaboration avec les pauvres eux-mêmes ? Après tout, c’est d’eux dont il est question dedans. 

Chaque année, la Banque mondiale publie son Rapport sur le développement dans le monde. Même s'il s'accompagne d'un large processus de consultation au moment du premier jet, le rapport est essentiellement rédigé par une équipe principale de la Banque. Pourquoi ne serait-il pas élaboré à la manière de Wikipedia, pourquoi ne pas inviter le monde entier à y contribuer ? Pour reprendre les propos de l'un de mes collègues, « il s'agirait alors du Rapport du monde sur le développement ».

Et d’une parfaite illustration du « développement 3.0 ».
 


Authors

Shanta Devarajan

Teaching Professor of the Practice Chair, International Development Concentration, Georgetown University

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