On mesure traditionnellement la pauvreté et les inégalités à l’échelon des ménages, en supposant par conséquent que les ressources sont mises en commun et partagées de manière égale entre les membres d’un ménage. Ainsi, pour ses nouvelles estimations de la pauvreté dans le monde, le Groupe de la Banque mondiale a pris pour base la consommation par personne, c’est-à-dire la moyenne de la consommation des différents membres du ménage.
Si la consommation par personne est inférieure au nouveau seuil international de pauvreté fixé à 1,90 dollars par jour, tous les membres du ménage sont considérés comme pauvres. Si, en revanche, la consommation est supérieure à ce seuil, aucun membre du ménage n’est considéré comme pauvre. Cette mesure servira également à suivre les avancées en direction du premier des Objectifs de développement durable récemment adoptés : mettre fin à l’extrême pauvreté d’ici 2030.
Néanmoins, cette méthode comporte plusieurs failles. Elle ne prend notamment pas en considération les différences de besoins entre adultes et enfants, et elle ne rend pas non plus compte des différences au sein du ménage. L’hypothèse selon laquelle il existe un seul décideur ou un consensus entre tous les membres du ménage constitue une simplification qui ne reflète pas les différentes sphères de décision dans un ménage, ni le fait que beaucoup de ménages ne sont pas nucléaires mais polynucléaires. C’est tout particulièrement le cas dans les zones rurales d’Afrique de l’Ouest, où les ménages polygames et intergénérationnels prédominent.
Les indicateurs non monétaires de la pauvreté mettent systématiquement en évidence la persistance d’écarts considérables entre les membres d’un ménage, sur le plan de l’accès à des ressources telles que l’éducation notamment ou encore de la protection contre les chocs économiques. Ces écarts relèveraient principalement du sexe et de l’âge.
Plusieurs raisons d’ordre pratique expliquent cependant pourquoi les estimations de la pauvreté monétaire ne différencient généralement pas les individus composant un ménage.
Par exemple, on ne peut pas déterminer avec certitude ce qui est partagé, dans quelle proportion et par qui. Pour recueillir des données individualisées relatives à l’alimentation, il faut des informations détaillées sur les repas et sur plusieurs jours, telles que le nombre d’assiettes et la taille des portions consommées par chacun. Or, bien souvent, il n’est guère faisable de collecter ce type d’informations détaillées dans le cadre des enquêtes à grande échelle menées auprès des ménages. Et l’on sait qu’il est difficile de rattacher à des individus précis les biens et équipements utilisés conjointement par plusieurs personnes, comme un logement ou un lave-linge.
Remédier aux carences des mesures usuelles
Une étude intéressante, destinée à mieux comprendre la structure des ménages au Sénégal, permet d’y voir un peu plus clair. Ses constats sont analysés dans un nouveau rapport du Groupe de la Banque mondiale intitulé Poverty in a Rising Africa.
Quatre économistes, Philippe De Vreyer, Sylvie Lambert, Abla Safir et Momar Ballé Sylla, ont recueilli des données qui permettent d’individualiser dans une certaine mesure les dépenses des ménages, et donc de mieux évaluer la consommation et le bien-être économique au niveau individuel. Afin de refléter le mieux possible la structure familiale et l’allocation des ressources au sein du ménage, ils ont divisé chaque ménage en « noyaux » : le chef de ménage forme un noyau avec les membres à charge non accompagnés, tandis que les frères mariés et chaque épouse du chef de ménage, ses enfants et toutes les autres personnes à charge constituent des noyaux séparés. Cette structure est caractéristique des ménages au Sénégal, ainsi que dans d’autres régions d’Afrique de l’Ouest.
Les dépenses d’alimentation sont compilées grâce à une comptabilisation détaillée indiquant qui partage quel repas et quelle somme est spécifiquement consacrée à la préparation du repas, puis les données sur la consommation individuelle sont recueillies au niveau de chaque noyau. Enfin, les données sur les dépenses partagées entre les différents noyaux, par exemple pour le logement ou l’électricité, sont collectées et assignées à parts égales à tous les membres du ménage.
Un indicateur de la consommation par tête est ensuite élaboré au niveau de chaque noyau (dépenses propres à ce noyau et qui ne sont pas partagées avec un autre noyau plus la part des dépenses communes du ménage attribuée à ce noyau), ce qui permet de mesurer les différences de consommation au sein d’un ménage.
Il en ressort un certain nombre d’observations intéressantes.
En général, les dépenses d’alimentation sont réparties plus ou moins équitablement, ce qui témoigne d’une certaine solidarité. Par contre, ce n’est pas le cas pour les autres catégories de dépenses. Au sein d’un ménage, les dépenses des noyaux les plus riches peuvent être 23 fois plus élevées que celles des noyaux les plus pauvres, et sont encore plus de 4 fois plus élevées si l’on exclut les 5 % de ménages dans lesquels les inégalités sont les plus criantes.
L’indice de Gini, qui permet d’estimer les inégalités de répartition des dépenses dans la population, est de 0,548 lorsque l’on assigne à chaque individu la moyenne de la consommation par tête du ménage dont il fait partie, et de 0,553 si l’on inclut les dépenses d’eau, d’énergie et de loyer. Ce résultat s’apparente à la mesure usuelle des inégalités, qui présume que les ressources sont partagées de manière égale.
En revanche, lorsque l’on assigne à chaque individu la consommation par tête du noyau auquel il appartient, l’indice de Gini passe à 0,567, et à 0,579 si l’on inclut les dépenses d’eau, d’énergie et de loyer. L’indice de Gini pour la répartition des dépenses d’alimentation propres au noyau est de 0,401, et de 0,748 pour les autres catégories de dépenses.
Les données relatives à la consommation révèlent également un écart substantiel entre hommes et femmes.
En effet, la consommation des hommes chefs de ménage est d’environ 77 % supérieure à celle des femmes chefs de ménage, et cet écart est statistiquement significatif au seuil de 1 % (Lambert, Ravallion et van de Walle 2014 [a]).
On constate que, dans un même ménage, certains noyaux sont plus pauvres que d’autres.
Les travaux de Philippe De Vreyer et de Sylvie Lambert (a) montrent qu’environ 1 ménage non pauvre sur 10 comporte un noyau pauvre. On trouve aussi des noyaux non pauvres parmi les ménages pauvres. Les noyaux de grande taille, qui incluent souvent des enfants en bas âge, comptent parmi les plus pauvres.
Sur la base de cette analyse, les politiques qui, au Sénégal, cibleraient les ménages pauvres dans l’objectif de lutter contre la pauvreté des enfants manqueraient leur but pour 6 à 14 % de ces enfants, en fonction du seuil de pauvreté. Une autre question se pose : comment les transferts publics devraient-ils être répartis entre les différents noyaux et à l’intérieur de chaque noyau ?
Au Sénégal, il est manifestement essentiel de prendre en compte l’allocation des ressources au sein des ménages. Dans d’autres pays où la structure des ménages est moins complexe, c’est peut-être moins important, mais nous ne disposons pas de moyen de le vérifier. Du moins pas encore.
Ce billet fait partie d’une série qui présente les conclusions du rapport de la Banque mondiale intitulé Poverty in a Rising Africa (2016), sur la pauvreté dans une Afrique en plein essor. Le prochain billet, qui sera publié le 1er février, s’intéressera à l’inégalité des chances. Billets précédents :
- L'Afrique est en plein essor ! Mais le sort des Africains s'est-il amélioré ?
- Qui financera les enquêtes sur la pauvreté dans les pays « Volkswagen » ?
- The European refugee crisis: What we can learn from refugees in Sub-Saharan Africa
- En Afrique, la pauvreté décroît plus rapidement dans les ménages dirigés par une femme
- Être veuve en Afrique : le lien entre situation matrimoniale et pauvreté
- Domestic Violence and Poverty in Africa: When a Husband’s Beating Stick is Like Butter
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