En août 2019, le Nigéria fermait provisoirement et partiellement ses frontières terrestres, avant de mettre fin, au mois d’octobre suivant, à tous les échanges de marchandises. Le gouvernement réagissait par cette mesure à l’entrée de riz de contrebande et aux exportations illégales de carburant subventionné vers les pays voisins.
Intéressons-nous de plus près au cas du riz : en 2018, le Bénin (11 millions d’habitants) était le sixième plus gros importateur de riz au monde et la première destination du riz de Thaïlande. Depuis quelque temps, ses importations de riz progressent de manière régulière tandis que celles du Nigéria reculent à un rythme identique, signe d’une forte activité de réexportation du premier vers le second (graphique 1). Comment expliquer un tel phénomène ? Par les énormes différences de tarifs douaniers. En 2013, le Nigéria imposait des droits d’importation de 70 % tandis que le Bénin a réduit les siens en 2014, les faisant passer de 35 à 7 %. Une réalité qui rend la pratique de la réexportation extrêmement lucrative pour les opérateurs formels et informels. Car ils peuvent importer à moindre coût du riz au Bénin puis le faire entrer en contrebande au Nigéria, où ils l’écoulent avec une marge de profit nettement supérieure.
L’un des moyens les plus simples pour lutter contre ces pratiques consisterait à convenir d’un tarif extérieur commun, pour rendre les réexportations moins fructueuses. Mais l’incident entre le Nigéria et le Bénin révèle la présence d’autres barrières commerciales non tarifaires à même de continuer d’alimenter cette activité. Nous nous intéressons donc à trois des principaux défis techniques à prendre sérieusement en considération alors que les gouvernements négocient les termes de leur participation à la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).
Les tensions entre les politiques industrielles nationales et les ambitions de la ZLECAf
La politique de substitution aux importations vivrières poursuivie par le Nigéria est une forme de politique industrielle, ce qui contrevient à l’idée même d’intégration régionale. Le président nigérian a exprimé des préoccupations légitimes face au risque de voir la nouvelle zone de libre-échange ruiner la production locale et transformer le pays en « dépotoir » pour des importations bon marché provenant de pays extérieurs à la ZLECAf. Le Nigéria, qui abrite à lui seul environ un quart du nombre de pauvres en Afrique, s’est employé à encourager la production locale de riz et d’autres produits agricoles en déployant toute une panoplie de mesures : restrictions de change affectant les importations de produits vivriers, taxes sur les importations de riz et soutien aux producteurs locaux.
De fait, pour les économies à faible revenu, l’agriculture est depuis longtemps un levier pour réduire la pauvreté. Selon une étude récente de la Banque mondiale, « la facture croissante des importations de denrées alimentaires de l’Afrique pèse sur les balances extérieures et correspond à une occasion manquée d’accélérer la réduction de la pauvreté grâce à la substitution des importations alimentaires. » La culture du blé et du riz offre notamment un véritable potentiel pour soutenir la croissance du revenu et combattre la pauvreté. L’importance des volumes d’importations de riz bon marché transitant par le Bénin et en provenance d’une autre région menace ce potentiel au Nigéria — et finira par poser des difficultés au reste de l’Afrique à mesure que le continent démantèle les restrictions à la circulation des biens, des services et des personnes.
La ZLECAf ne sera couronnée de succès que si ses pays membres intègrent la stratégie régionale dans leurs politiques nationales et prennent des mesures proactives face aux risques de tensions entre ces deux niveaux. Les gouvernements doivent identifier le point d’équilibre qui permet de conforter leurs objectifs économiques nationaux tout en tirant un bénéfice optimal d’une intégration accrue, en se projetant au-delà d’une évaluation statique de leurs priorités. De plus, ils doivent convaincre leurs populations de l’utilité de l’intégration sur le long terme — une mission particulièrement vitale dans les pays les plus grands, qui pèsent probablement davantage sur les décisions régionales.
Des capacités défaillantes de contrôle et de prévention des pratiques illicites (contrebande, dumping, violation des règles d’origine)
La décision du Nigéria de fermer ses frontières terrestres découle en partie de l’absence de cadre institutionnel national ou régional capable de veiller au respect des règles du jeu. Il s’agit là d’un point particulièrement important eu égard aux obligations de vérification, de certification et de contrôle des règles ou des accords au sein de la CEDEAO ou de la ZLECAf. Étant donné les ambitions du programme d’industrialisation de l’Union africaine, ces litiges autour des règles, notamment d’origine, devraient se multiplier dès que la libéralisation des échanges portée par l’accord continental se généralisera. Dans cette perspective, chaque pays doit réfléchir à la manière de lutter contre ces fraudes, en établissant des règles simples et claires pouvant être surveillées et appliquées à l’échelon national et régional.
Les mécanismes de règlement des différends commerciaux
Comme nous le mettons en évidence dans une étude à paraître, l’un des principaux défis que devra relever la ZLECAf sera d’instituer un mécanisme de règlement des différends commerciaux ayant l’autorité et les capacités institutionnelles pour procéder à des arbitrages et faire appliquer les décisions au sein des pays africains, entre pays africains et avec des acteurs situés en dehors du continent. Cet organe viendra compléter les canaux diplomatiques et politiques traditionnellement utilisés pour résoudre les litiges. L’Afrique est singulièrement concernée par les difficultés de l’application des règles frontalières et douanières pour un certain nombre de raisons, dont le découpage géographique parfois arbitraire opéré par les autorités coloniales et les forts liens qu’entretiennent les communautés ethniques d’un côté et de l’autre des frontières. Les disparités importantes entre les pays, en termes de poids économique et politique, peuvent aussi rendre l’application des règles et la résolution des conflits délicates, comme le démontre la décision unilatérale prise par le Nigéria. Alors que l’Union africaine planche sur les mécanismes de règlement des différends commerciaux, il faudra s’assurer qu’ils sont bel et bien adoptés et utilisés et que leurs décisions sont respectées par toutes les parties.
Soulignons que, à rebours des pays développés qui rétablissent les barrières, l’Afrique est résolument décidée à libéraliser les échanges. Mais la ratification de la ZLECAf n’est que la première étape d’un long parcours. La décision du Nigéria est l’occasion de réévaluer les instruments d’engagement au moment où le continent progresse dans sa décision de créer le premier marché unique du monde. Les différends commerciaux ne sont pas un phénomène nouveau — ni propre à l’Afrique — et le dernier en date doit être analysé à travers le prisme de la « Vision 2063 » de l’Afrique, qui exprime ses aspirations à s’industrialiser, se nourrir, créer des emplois pour sa jeunesse et réduire la pauvreté. À condition de prendre les mesures appropriées, cette vision peut devenir réalité.
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