L’Afrique peut-elle se nourrir ? C’est une question récurrente, surtout lorsque l’on sait qu’en Afrique subsaharienne, un habitant sur cinq (soit 256 millions d’individus) est en situation de malnutrition grave. Et la situation ne s’améliore pas. La volatilité accrue des phénomènes météorologiques liée au changement climatique aggrave l’insécurité alimentaire et nutritionnelle. Par leur fréquence, les sécheresses et les inondations sont à l’origine chaque année d’une crise alimentaire qui nécessite une riposte d’urgence dans un ou plusieurs pays.
Quels facteurs pourraient transformer radicalement le secteur de l’agriculture dans les pays d’Afrique subsaharienne ? Comment libérer ce potentiel encore inexploité, éradiquer la faim et favoriser l’essor et la prospérité des petits exploitants ? Les innovations « disruptives » peuvent-elles servir de catalyseur à la transformation de l’agriculture et résoudre les innombrables difficultés que rencontrent actuellement les agriculteurs africains ?
De quoi s’agit-il ? Les technologies disruptives s’appuient sur des innovations numériques et non numériques pour permettre aux agriculteurs d’améliorer leurs rendements, d’être plus résilients face au changement climatique, de se rapprocher des marchés et, en dernier ressort, d’accroître leurs revenus grâce à une baisse du coût des intrants, une hausse de la production et une augmentation de la valeur de leurs produits. Pour les agriculteurs, c’est un scénario gagnant. Une évaluation d’impact des services de conseil par SMS aux petits cultivateurs de canne à sucre au Kenya, réalisée par l’organisation Precision Agriculture for Development (a), a constaté que ce système avait induit une hausse des rendements de 11,5 % par rapport à ceux des agriculteurs du groupe témoin.
Les technologies disruptives peuvent se révéler rentables
De fait, une nouvelle génération d’entrepreneurs locaux férue de technologie bâtit des plateformes numériques pour proposer des services rationalisés et plus fiables aux agriculteurs et aux agro-entrepreneurs, quelle que soit leur taille. Leurs applications s’efforcent d’accroître la productivité des petits exploitants, les rapprocher des marchés et leur donner accès à des financements et des données pour optimiser leurs décisions. La société Hello Tractor met ainsi à la disposition de plus de 250 000 agriculteurs des services de tracteurs « uber » tandis que Farmers Pride Africa (a) a déployé des guichets « Digishops » permettant à 10 000 agriculteurs d’accéder à des intrants, des services destinés aux éleveurs et des assurances auprès de fournisseurs fiables qu’ils mettent en relation avec des clients potentiels.
Autre exemple, celui d’Agri-Wallet (a) au Kenya, qui propose un ensemble de services technologiques aux agriculteurs. À travers une plateforme de financement mobile et des transactions dématérialisées, les agriculteurs peuvent communiquer directement avec les acheteurs ou entrer en contact avec des fournisseurs d’intrants. La plateforme sert aussi de portefeuille numérique pour l’épargne ou l’obtention de prêts. La plupart de ces entrepreneurs regroupent leurs services et gagnent de l’argent grâce aux marges sur les transactions, imputées aux fournisseurs d’intrants, aux compagnies d’assurance, aux institutions financières et aux acheteurs de produits de base.
Comment expliquer le succès des technologies agricoles disruptives en Afrique subsaharienne ?
En réduisant les coûts de transaction, le développement rapide de la téléphonie mobile et de l’accès à internet mais aussi des paiements en ligne change la donne. En 2018, l’Afrique subsaharienne comptait 395,7 millions de comptes bancaires mobiles, bénéficiant de plus de 130 services en ligne et d’un réseau de plus de 1,4 million d’agents. Aujourd’hui, près de 33 millions de petits exploitants et éleveurs déclarent recourir à des solutions agricoles numériques en Afrique subsaharienne, soit 13 % du total de la région. Les inscriptions ont progressé d’environ 44 % par an au cours des trois dernières années.
Tout l’intérêt du système tient à ce que, même lorsque la connectivité est faible, les agriculteurs peuvent accéder aux services. Les progrès rapides et la baisse du coût de technologies populaires capables de fonctionner hors ligne — téléphones mobiles et smartphones, iPAD, ordinateurs, projecteurs vidéo portables, capteurs, outils cartographiques GPS, objets connectés — rendent tout cela possible. Il suffit de mettre à jour le contenu et de procéder à l’analyse des données dès que l’on se retrouve dans un village ou un centre urbain raccordés à internet ou à des services mobiles.
Les technologies agricoles disruptives peuvent par ailleurs permettre de surmonter les obstacles linguistiques et ceux liés à l’illettrisme des agriculteurs. Les contenus peuvent être présentés via une vidéo ou des images traduites dans les langues locales, en s’appuyant sur les outils de reconnaissance d’image et d’intelligence artificielle. Digital Green (a), en Éthiopie, procure des services de vulgarisation à près de 500 000 agriculteurs à travers des outils vidéo conçus par les communautés. Au Kenya, Kuza (a) — qui fonctionne en ligne ou hors ligne sur iPAD, smartphones et équipements WiFi portables sur batterie — propose aux petits agriculteurs des services de conseil ou d’accès à des intrants agricoles, au crédit et au marché.
Les pouvoirs publics rejoignent également le mouvement
Les ministères de l’Agriculture s’appuient sur des plateformes numériques pour améliorer l’efficacité, la transparence et la responsabilité des services agricoles fournis. Des systèmes de bons électroniques ont été mis en place en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Kenya, au Mali, au Niger, au Nigéria, en Ouganda, au Sénégal, au Tchad et en Zambie tandis que des dispositifs de vulgarisation en ligne existent au Bénin, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Guinée, au Kenya, en Ouganda et au Rwanda ; et la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Rwanda, Madagascar, l’Ouganda et la Tanzanie ont introduit des systèmes d’enregistrement foncier numériques.
La Région Afrique de la Banque mondiale a déjà défini des cibles pour aider l’Afrique subsaharienne à partir à la conquête de l’économie digitale. Une initiative du même type, centrée sur les technologies agricoles disruptives, pourrait fournir des solutions numériques à des millions d’agriculteurs, petits et gros, afin d’améliorer leur productivité et leur prospérité. Pour que cela se concrétise, les responsables publics doivent installer un environnement favorable à l’essor de l’agro-industrie : il faut accélérer l’arrêt progressif des distributions directes d’intrants et de commercialisation des denrées par les autorités, démanteler les obstacles aux échanges commerciaux, adopter une politique de vulgarisation pluraliste et opter pour des subventions « intelligentes ». Il faut aussi continuer à financer les biens publics que sont la recherche agricole et les infrastructures rurales. Par ailleurs, les gouvernements doivent renforcer les compétences agricoles numériques, investir dans des bases de données sur les agriculteurs garantissant un strict respect de la vie privée et développer des incubateurs pour promouvoir les services agricoles numériques.
Le secteur des technologies agricoles disruptives a déjà décollé en Afrique subsaharienne, offrant les conditions idéales pour une révolution d’envergure. Mais les objectifs sont encore loin d’être atteints.
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