L’ère des modèles de croissance tirés par l’industrialisation et les exportations manufacturières est-elle derrière nous ? Si l’on en croit Dani Rodrik, professeur à Harvard (a), ce serait effectivement le cas. Est-ce à dire que les pays d’Afrique, seul continent à ne pas avoir expérimenté ce type d’expansion rapide, sont voués à ne pas connaître les mêmes phénomènes de miracle économique dont ont bénéficié il n’y a encore pas longtemps les pays d’Asie de l’Est et, en particulier, la Chine ?
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs petits pays d’Afrique ont obtenu une croissance soutenue et durable. C’est le cas du Botswana, où les bonnes performances de l’économie entre 1965 et 2005 datent d’avant la découverte des réserves de diamants et ont perduré ensuite, ou de Maurice : ce pays à faible revenu encore essentiellement agricole en 1968 a affiché un taux de croissance par habitant supérieur à 4 % entre 1971 et 1991 et, grâce à une stratégie de diversification, fait désormais partie du club des économies à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Plus globalement, l’Afrique subsaharienne a connu des taux de croissance remarquables à compter du milieu des années 90, qui ne sont retombés qu’avec la fin du supercycle des matières premières, en 2008. Cette période s’est surtout caractérisée par une accumulation des facteurs de production, avec notamment des investissements publics dans le capital physique. Sur tout le continent, la part de l’agriculture dans le produit intérieur brut (PIB) a diminué. Mais il en a été de même pour les industries manufacturières : à la différence des processus classiques de transformation structurelle, où la main-d’œuvre délaisse le secteur agricole à faible productivité au profit du secteur manufacturier plus productif, l’essentiel des déplacements de main-d’œuvre agricole s’est fait au profit d’emplois informels peu productifs dans les services urbains.
L’été dernier, le professeur Rodrik donnait une conférence à la Banque mondiale sur l’industrialisation, la transformation structurelle et la croissance. La thèse qu’il a défendue est la suivante : alors que les « miracles de la croissance » ont pratiquement toujours été sous-tendus par des exportations manufacturières à forte intensité de main-d’œuvre (en Corée du Sud, en Chine et au Viet Nam notamment), un tel scénario n’a guère de chance de se reproduire dans la nouvelle économie mondiale. Et ce, pour de nombreuses raisons qui vont du progrès technologique à l’absence de perspectives de protection commerciale. Pour les économies riches en ressources, a-t-il observé, le modèle de croissance est essentiellement capitalistique avec peu de retombées en termes d’emplois. Rares sont les économies de ce type à avoir conservé durablement un taux de croissance soutenu.
Si l’on examine les performances récentes de la croissance (et sa composition) dans les pays à faible revenu, l’hypothèse de Dani Rodrik semble convaincante — à savoir qu’une croissance « miraculeuse » tirée par le secteur manufacturier à forte intensité de main-d’œuvre pourrait bien appartenir au passé. D’autant qu’avec l’automatisation et la robotisation, les compétences occupent une place grandissante dans les filières manufacturières. La fabrication additive et l’impression 3D pourraient bien constituer la trajectoire du futur, ce qui nécessite une main-d’œuvre qualifiée et bien formée. Autant de domaines qui feront davantage appel aux compétences que les services reposant sur les technologies de l’information, qui ont aiguillonné la croissance de pays comme l’Inde. Et qui, à l’instar de ces secteurs, sont peu demandeurs de main-d’œuvre.
Dès lors, si la plupart des pays à faible revenu n’ont guère de chance de participer à l’activité manufacturière moderne, vers quels secteurs peuvent-ils se tourner pour stimuler leur croissance ? L’une des options viables et pouvant constituer un bon point de départ consiste à miser sur le renforcement de la productivité agricole, car l’agriculture y reste la principale source de revenus et d’emplois, formels et informels. En outre, l’optimisation des performances agricoles pour assurer des revenus aux ruraux est au cœur de la lutte contre la pauvreté. Enfin, la diversification de la production en faveur de produits à plus forte valeur ajoutée, destinés à l’exportation et/ou aux marchés intérieurs, permettra également de doper la croissance.
L’accroissement de la productivité agricole est de fait l’un des axes majeurs du développement des pays d’Afrique subsaharienne, avec un nouveau modèle de production qui repose sur la généralisation des services de vulgarisation agricole et l’introduction d’intrants modernes de haute qualité fournis par le secteur privé. La progression dans la chaîne de valeur et le développement de l’agro-industrie servent d’accélérateurs, ce qu’ont bien compris de nombreux pays d’Afrique subsaharienne. Les initiatives prises par le Ghana, le Nigéria ou la Tanzanie pour développer la filière du manioc illustrent cette volonté d’industrialiser l’agriculture en Afrique.
Sans oublier les exemples de réussite en dépit de l’absence d’une industrie manufacturière moderne. La trajectoire récente de l’Éthiopie est à cet égard remarquable, qui a affiché en moyenne annuelle une croissance réelle par habitant supérieure à 6 % entre 2000 et 2015 (a) — une performance qui s’explique par de lourds investissements dans les infrastructures publiques à l’origine de gains significatifs de productivité dans les secteurs concernés. Plusieurs éléments (a) attestent par ailleurs des changements structurels à l’œuvre, qui se traduisent par un déplacement de la main-d’œuvre agricole vers des activités de construction et de services relativement plus productives en milieu urbain.
L’histoire seule nous dira si les économies à faible revenu d’Afrique subsaharienne connaîtront une croissance soutenue, durable et profitable à tous. L’optimisation de l’agriculture grâce à des rendements supérieurs et une diversification au profit de produits vivriers à plus forte valeur ajoutée constituent une trajectoire prometteuse pour soutenir la croissance à court et moyen termes. Ces efforts intrasectoriels, conjugués à des gains de productivité intersectoriels à travers la diversification dans des activités industrielles et de services plus productives, constituent les deux piliers d’une stratégie cohérente de croissance. Avec la transformation économique structurelle actuelle de la Chine, l’industrie légère représente un débouché porteur pour des pays comme l’Éthiopie, la Tanzanie ou la Zambie. Dans le même temps, les pays à faible revenu doivent s’employer assidument à renforcer leurs économies en mettant en place les prérequis d’une croissance diversifiée et durable (capital humain, institutions…), même si cela prend du temps. Grâce à une plus grande accumulation de capital humain, ils pourront profiter des nouvelles technologies qui seront alors disponibles, dans les domaines du numérique ou de l’intelligence artificielle. Tout l’enjeu pour eux est d’arriver à saisir la prochaine occasion, quand elle se présentera…
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