Pourquoi les filets de sécurité informels nuisent à la productivité en Côte d’Ivoire

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Pressures on female employees in Côte d?Ivoire?s cashew processing industry to redistribute earnings among family and friends are high, and a key barrier to achieving long-term savings, says a World Bank study. Photo: Arne Hoel/World Bank Pressures on female employees in Côte d’Ivoire’s cashew processing industry to redistribute earnings among family and friends are high, and a key barrier to achieving long-term savings, says a World Bank study. Photo: Arne Hoel/World Bank

Ces dernières années, les gouvernements africains ont élargi leurs programmes de filets de sécurité sociale, notamment du fait d’une reconnaissance grandissante de l’importance qu’ils revêtent en matière de réduction de la pauvreté et de création d’opportunités économiques pour les personnes vulnérables. Malgré tout, la couverture de ces programmes reste disproportionnellement faible par rapport à l'ampleur de la pauvreté dans la région, qui touche en moyenne près de 10 % de la population du continent.

Si les personnes pauvres ont encore un accès limité aux filets de sécurité formels et à l'assistance sociale, elles reposent énormément sur les réseaux de soutien informels basés sur la famille et la communauté (dits « réseaux de famille étendue ») qui sont encore des ressources essentielles pour atténuer leurs difficultés financières et renforcer leur résilience. Les transferts financiers au sein de ces réseaux de famille étendue permettent par exemple de partager les risques et peuvent aider à faire face aux chocs subis par les ménages.

Toutefois, ces réseaux créent également des pressions sociales en matière de redistribution des revenus, ce qui pourrait entraver la capacité des individus à épargner et à récolter les fruits de leur productivité. Pour les femmes, cette pression en matière de redistribution des revenus peut se faire ressentir encore davantage en raison de leur position relativement inférieure au sein de ces réseaux.

Une évaluation d'impact, réalisée par le Laboratoire d’innovation pour l’égalité des sexes en Afrique (a),  en collaboration avec le Groupe emplois (a) au sein du Pôle de la Banque mondiale pour la protection sociale et l'emploi, vise à évaluer les effets de cette pression sociale en matière de redistribution des revenus dans l’industrie de transformation de la noix de cajou en Côte d’Ivoire, notamment en analysant les résultats obtenus sur le lieu de travail et leur impact en termes de motivation et de revenus des employées.

Cette évaluation a jusqu'à présent révélé que les pressions exercées sur les ouvrières travaillant dans les usines pour qu’elles redistribuent leurs revenus entre leur famille et leurs amis sont élevées et constituent un obstacle majeur à leur capacite d’épargner à long terme.  Au début de l’évaluation, les ouvrières des usines de cajou ont déclaré être confrontées à des demandes intenses de partage de leur salaire (83 % d’entre elles ont par exemple déclaré donner de l'argent à un proche plusieurs fois par mois). En moyenne, 29 % de ces ouvrières transfèrent une part importante de leur salaire ; par ailleurs, 73 % étaient plutôt d'accord ou tout à fait d'accord avec l'affirmation selon laquelle les pressions redistributives les empêchent d'épargner, comme le montre la figure 1.

Figure 1 : Obstacles à l’épargne

Obstacles à l?épargne

Obstacles à l?épargne
Notes : N=420 ouvrières en usine en Côte d’Ivoire.

Les personnes sondées expriment leur volonté de refuser un grand nombre, mais pas l’intégralité, des demandes d’argent qu'elles reçoivent. Cependant, à moins de pouvoir justifier de manière crédible qu'elles ne disposent pas de fonds suffisants pour pouvoir partager, elles ont le sentiment que leur refus leur coûte cher socialement.

Elles emploient de multiples stratégies informelles pour protéger leurs revenus des pressions redistributives. Le placement d’épargne est une stratégie couramment utilisée par ces dernières pour réduire leurs liquidités disponibles – elles peuvent ainsi refuser de manière crédible les demandes d’argent tout en réalisant des économies (McNeill et Pierotti 2021). Avant le projet, les ouvrières réussissaient à économiser en ayant recours à des associations rotatives d'épargne et de crédit informelles (ROSCA), à de l'argent mobile et / ou en consignant leur argent à la maison. Toutefois, elles ont signalé que ces moyens d'épargne existants les empêchaient de dire non aux demandes d’argent reçues et qu’aucune d’entre elles n'avait accès à un compte en banque.

Grâce à l'évaluation d'impact, la moitié des ouvrières travaillant en usine ayant participé à l'étude ont pu avoir accès à un produit financier innovant : un compte épargne avec engagement de dépôt direct, qui permettait aux utilisatrices de déposer discrètement sur un compte privé tout excédent de salaire dépassant un seuil prédéterminé. Ce compte épargne bloqué offrait aux ouvrières une alternative plus efficace en matière de verrouillage de leurs gains. Parmi la première vague de participantes sélectionnées ayant eu accès à ce type de compte, le taux d’adoption a été élevé (atteignant 55 %).

De manière notoire, lorsqu'interrogées sur la probabilité d’ouvrir un compte épargne par dépôt direct qui serait privé ou non privé (c'est-à-dire dont leur réseau familial étendu serait informé), les personnes sondées ont indiqué une préférence nettement plus élevée pour le compte privé de dépôt direct (voir la figure 2). La réponse la plus fréquemment donnée pour refuser le compte public était le fait que ce dernier augmenterait la pression exercée par leur famille, leurs amis et les membres de leur communauté, ce qui confirme l'hypothèse selon laquelle la pression redistributive érode l'épargne des ouvrières.

Figure 2 : Intérêt des personnes sondées pour les comptes privés et publics (n = 317)

Intérêt des personnes sondées pour les comptes privés et publics (n = 317)

Ces résultats suggèrent que notre compréhension des filets de sécurité informels au sein des réseaux  familiaux étendus peut encore être affinée. Si les transferts financiers au sein des réseaux de famille étendue peuvent réduire la pauvreté et apporter des avantages sociaux importants, ils peuvent aussi éroder l'épargne et empêcher les travailleurs de conserver une plus grande partie de leur revenu salarial. De manière plus générale, ces pressions peuvent également freiner la croissance du produit intérieur brut et la transformation économique : sachant qu'ils seront contraints de redistribuer leurs revenus provenant d'un emploi salarié, les travailleurs pourraient ressentir un manque de motivation à accroître leur productivité au travail via des efforts coûteux. De même, ils pourraient opter pour un travail du secteur traditionnel ou informel où les revenus sont moins visibles et la rentabilité par conséquence plus importante (voir la figure 1), et ainsi éviter les opportunités d'emploi salarié stable dans les secteurs modernes, entravant la transformation structurelle de l'économie.

S'attaquer à la cause sous-jacente probable des normes de redistribution, à savoir l'absence de filets de sécurité formels, est susceptible d'améliorer la production et la croissance. Les programmes gouvernementaux de filets de sécurité sociale pourraient non seulement améliorer le bien-être des chômeurs, mais aussi stimuler la productivité des employés en réduisant leur responsabilité en matière de redistribution.

Dans notre prochain blog, nous examinerons de plus près les liens entre la pression redistributive et la productivité au travail. Nous explorerons également comment ces défis sont liés aux coûts de main‑d’œuvre élevée et aux limites des secteurs industriels pourtant si prometteurs en matière de réduction de la pauvreté. Restez à l'écoute prochainement pour de plus amples informations !

Pour plus d'informations sur cette étude, veuillez consulter la note suivante : Travailler sous pression : améliorer la productivité du travail grâce à l'innovation financière (uniquement disponible en anglais)


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