Publié sur Voix Arabes

La rentrée scolaire en Tunisie à l’ère du COVID-19

Des élèves lors du premier jour de la rentrée scolaire à l'école primaire "Sijoumi" à Sidi Hassine , Gouvernorat de Tunis. Des élèves lors du premier jour de la rentrée scolaire à l'école primaire "Sijoumi" à Sidi Hassine , Gouvernorat de Tunis.

Plus de trois mois après le déconfinement et alors que les chiffres des contaminations repartent à la hausse, les élèves tunisiens se préparent à reprendre le chemin de l’école. A quelle rentrée scolaire peuvent-ils s’attendre ? Quelles seront les conditions sanitaires pour les élèves, les enseignants et le personnel ? Comment s’assurer que la pandémie n’aggrave la situation d’un système éducatif déjà en crise ? Et comment faire de cette situation inédite, une opportunité de changement ?

J’ai pu constater que les dernières semaines ont été le théâtre d’intenses débats et d’âpres négociations sur l’opportunité et les conditions de cette rentrée scolaire « hors de l’ordinaire ». Finalement, les jeunes Tunisiens reprendront l’école progressivement entre le 15 et 19 septembre. Mais plus important, les élèves n’iront à l’école qu’un jour sur deux, pour ne pas dépasser le seuil de 18 élèves par classe. Les programmes seront allégés, tout en gardant les savoirs fondamentaux. Les vacances seront raccourcies. Enfin, les premières semaines de cours seront consacrées à un programme de mise à niveau académique.

Cependant, il faut se demander si ces solutions répondent aux attentes des élèves et de leurs parents. D’après une enquête menée au mois d’août, 79% des parents étaient insatisfaits de l'année scolaire écoulée ; 41% des parents l'ont jugée comme incomplète ; 30% l'ont considérée comme une année perdue et 28% comme une année catastrophique.

Ces résultats confirment ceux d’une autre enquête téléphonique, réalisée en mai dernier par l’Institut National des Statistiques, en collaboration avec la Banque mondiale. Elle a montré que parmi les ménages interrogés, 61% déclarent que leurs enfants n'ont participé à aucune activité d'apprentissage au cours de la semaine précédant l’enquête. La raison principale est qu'aucun enseignement à distance n'était proposé (33%) ; le manque d'intérêt pour les questions éducatives au sein de la famille (22,5%) ; puis le manque de communication avec les enseignants (18%) ; enfin le manque d'équipements à la maison (11% des ménages). De très nombreux élèves se sont ainsi retrouvés de facto livrés à eux-mêmes.

Dans ce contexte, la question de l’impact des mesures annoncées se pose, notamment l’impact du nouvel horaire alterné sur les apprentissages et les abandons précoces. Est-ce que les premiers à risque ne seront pas les élèves les plus faibles, ceux dont les parents ne peuvent pas payer des cours particuliers ou qui n’ont pas accès aux ressources pédagogiques ou les élèves des zones désavantagées de l’intérieur du pays. Quelles sont les mesures à prendre pour cette population à risque ?

Déjà avant la pandémie de la COVID-19, de nombreux signaux pointaient vers une crise de l’éducation en Tunisie. La baisse continue des résultats d’apprentissage (la Tunisie occupait la 65ème position sur 70 pays dans l’enquête PISA en 2015) en est le symptôme le plus évident. Aujourd’hui, on estime que deux tiers des enfants âgés de 10 ans en Tunisie ne peuvent pas lire et comprendre un texte adapté à leur âge. Les défaillances du système éducatif privent des milliers jeunes tunisiens et tunisiennes des compétences de base qui leur sont indispensables pour s’insérer dans la vie active et s’épanouir en tant qu’individus et citoyens. En résulte également, une perte de compétitivité et de productivité pour l’économie tunisienne, comme l’illustre l’indice du Capital Humain publiée en 2018 qui estime qu’un enfant tunisien né aujourd’hui n’attendra que 51% de son potentiel productif du fait de la faible qualité des systèmes d’enseignement et de santé.

La situation actuelle requiert une réponse d’envergure. Il s’agit dans un premier temps de faire face aux exigences sanitaires en réduisant le risque d’abandon scolaire, y-compris à travers des campagnes de communication, notamment auprès des familles démunies, et de considérer des mesures d’appui additionnels à ces mêmes familles, probablement au-delà de celles déjà annoncées. C’est un sentiment partagé par une majorité des parents interrogés, dont les principales attentes sont d'assurer une bonne rentrée scolaire (36%) et de prendre les mesures de protection nécessaires pour réduire les risques de contamination et leurs conséquences (19%). Il convient également d’appuyer et d’accompagner les enseignants en leur demandant un effort supplémentaire en faveur des élèves les plus faibles. Il faut aussi mettre en place une évaluation continue des élèves tout au long de l’année pour mesurer les acquis. Ces efforts doivent porter tout particulièrement sur l’étape essentielle de l’alphabétisation, où se construit les bases de l’apprentissage.

Face à la crise de l’apprentissage, je voudrais rappeler ici que le ministère de l’Éducation n’est pas dépourvu de moyens. De nombreux bailleurs, la Banque mondiale y compris, avaient mis à la disposition du gouvernement tunisien des financements considérables pour l’éducation et ce, avant la pandémie de la COVID-19. Malheureusement trop peu a été fait pour accélérer la mise en œuvre de ces financements. Au contraire, la COVID-19 a ralenti, voire interrompu l’exécution de certaines activités. Ainsi en juin dernier, le projet de Renforcement des Fondations pour l’Apprentissage en Tunisie (PREFAT) financé par le Banque mondiale a dû être amputé d’un quart de ses ressources en l’absence de résultats tangibles après plus de deux ans de mise en œuvre.

Outre une meilleure utilisation des ressources externes, il apparait urgent de renforcer l’efficacité et l’efficience du financement de l’éducation. La Tunisie est un des pays de la région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient qui investit le plus dans l’éducation, plus du cinquième du budget de l’État, soit environ 7% du produit intérieur brut. Malgré l’importance des sommes allouées, les investissements ne se traduisent pas en résultats d’apprentissage et la qualité de l’éducation se dégrade fortement. Les réformes successives menées depuis plusieurs années n’ont pas eu l’impact attendu. Les difficultés de mise en œuvre des politiques et des programmes reflètent également une crise profonde de gouvernance dans le système éducatif en Tunisie qui perdure depuis plusieurs années.

Je connais l’engagement indéfectible de la Tunisie pour l’éducation et ce depuis son indépendance. Aujourd’hui, je voudrais lancer un appel afin que nous agissions ensemble pour mettre fin à la crise de l’apprentissage et que la pandémie de la COVID-19 soit une opportunité pour redoubler d’efforts. Les réformes à mener sont connues, les moyens sont présents, et la gravité de la situation requiert un engagement et un suivi sans faille au plus haut niveau de l’Etat.


Auteurs

Michael Drabble

Spécialiste senior de l’éducation

Antonius Verheijen

Responsable pays de la Banque mondiale pour la Tunisie

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