Publié sur Voix Arabes

Le contrat social et les libertés civiles au Maroc

Cet article a été publié pour la première fois sur le blog Future Development (a)

Moroccan Flag - Arne Hoel l World BankLe Printemps arabe et ses conséquences ont suscité un vaste débat (a) sur le contrat social qui avait défini la relation entre les citoyens et l’État dans le monde arabe. Selon l’ancien contrat social en vigueur au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, l’État devait procurer aux citoyens des emplois et des services publics, et, probablement aussi, assurer la stabilité politique, moyennant la limitation des libertés civiles susceptibles de permettre aux citoyens de contester le régime au pouvoir. Au Maroc, la transition politique a ouvert un espace qui a permis d’inclure les libertés civiles dans le débat sur le nouveau contrat social. Dans ce pays, comme dans beaucoup d’autres pays de la région, toute tentative d’exercer pleinement les libertés civiles pouvait être réprimée brutalement par les forces de sécurité et les tribunaux. On connaît de nombreux cas d’atteintes aux droits fondamentaux touchant des militants, des journalistes, et même des rappeurs. Mais, en l’absence d’un système judiciaire protégeant leurs droits, de nombreux autres citoyens ont eux aussi été systématiquement privés de leurs libertés civiles.

Le débat sur l’intégration des libertés civiles dans le nouveau contrat social est principalement centré sur les actions à mener pour une participation active des citoyens, et notamment, dans une large mesure, sur l’accès à l’information, sur la transparence et sur les consultations publiques. Il s’intéresse moins à deux autres dimensions essentielles des libertés civiles : la protection contre les mauvais traitements infligés par l’État et le droit à un procès équitable. Avant le Printemps arabe, ces libertés étaient souvent bafouées. En effet, les arrestations et les détentions arbitraires étaient nombreuses, de même que les tortures et autres formes de mauvais traitements subis par les détenus ; la période de détention provisoire était longue et l’accès à l’aide juridictionnelle très restreint. Il n’était pas non plus rare que le pouvoir exécutif fasse pression sur le système judiciaire. Parfois aussi, des civils étaient jugés par des tribunaux militaires, ce qui revenait à nier le droit le plus élémentaire à un procès équitable.

En 2013, le Maroc a adopté une Charte de la réforme de la justice, qui a mis au jour un certain nombre d’atteintes aux libertés civiles, en particulier concernant le droit à un procès équitable et le traitement des détenus. Le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) fait état de la persistance d’abus commis par des membres du personnel pénitentiaire (a) à l’encontre de détenus, ainsi que de mauvais traitements subis dans le passé par des détenus mineurs. Dans l’indice 2014 de la démocratie établi par l’Economist Intelligence Unit (EIU), le pays est bien mal placé en ce qui concerne les libertés civiles, tandis que son plus mauvais score pour les indicateurs de la gouvernance dans le monde 2013 (a) porte sur la dimension « droits des citoyens », qui inclut les libertés civiles. En revanche, pour beaucoup d’autres indicateurs de la gouvernance mondiale, notamment l’état de droit et l’efficacité des pouvoirs publics, le Maroc fait nettement mieux que la moyenne des pays à revenu faible ou intermédiaire, ce qui indique que l’État peut se montrer efficace quand il le veut bien.

Le gouvernement marocain s’attache désormais à faire avancer les libertés civiles. Ainsi, la Constitution adoptée en 2011 interdit les arrestations et les détentions arbitraires, la torture et les mauvais traitements. En outre, elle énonce le droit à un procès équitable et jette les bases de la criminalisation de la torture ainsi que des arrestations et des détentions arbitraires. Elle a également élargi le mandat du CNDH pour permettre une surveillance, des enquêtes et des interventions plus proactives en cas d’atteinte aux libertés civiles. La Charte de la réforme de la justice définit des objectifs de politique publique qui visent à mieux garantir le droit à un procès équitable, à améliorer le traitement des détenus et à limiter le recours à la détention provisoire. Et depuis janvier 2015, les civils ne peuvent plus être jugés par des tribunaux militaires.

Ces réformes sont relativement récentes, et on ne sait pas encore précisément dans quelle mesure elles sont appliquées. Néanmoins, ces dernières années, le rapport 2014 du Département d’État américain sur les droits fondamentaux au Maroc (a), le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire (a), le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture (a), Human Rights Watch et Amnesty International ont fait état de violations. Par exemple, le Département d’État américain a montré qu’en 2014, le Maroc avait continué de procéder à des arrestations et des détentions arbitraires et qu’il recourait de façon excessive à la détention provisoire, souvent en dépassant la durée d’incarcération légale.

Il importe de veiller à ce que le contrat social couvre l’ensemble des libertés civiles, pour plusieurs raisons. Le respect des libertés civiles est un principe bien ancré dans le droit international et garanti dans la Constitution marocaine ainsi que dans les traités internationaux que ce pays a signés. L’exercice des libertés civiles par les citoyens et la protection des libertés civiles par l’État font partie intégrante de la bonne gouvernance. Mais les citoyens n’osent pas exercer pleinement leurs libertés civiles quand l’État bafoue en toute impunité leurs droits.

Pour que les citoyens puissent exercer leurs libertés civiles, il faut également qu’ils bénéficient d’un certain bien-être et d’une capacité d’action. Or, les mauvais traitements infligés par la police, par le personnel pénitentiaire ou par les forces de sécurité portent atteinte au bien-être, notamment à la santé physique et mentale. Les familles des détenus en pâtissent elles aussi. En outre, la détention arbitraire sape la capacité d’action des citoyens : elle prive les détenus de la capacité de faire des choix et de maîtriser leur destin, parfois longtemps après la période de détention, par exemple pour l’accès à l’éducation et à l’emploi.

La violation des libertés civiles a un coût économique. La détention abusive éloigne un individu de l’emploi et entraîne des difficultés financières pour sa famille. Ce problème est particulièrement préoccupant au Maroc, où la plupart des détenus sont des hommes et où le taux d’activité des femmes, surtout des femmes mariées, reste faible (a). Et il est probable que ce coût économique est en grande partie évitable. Au Maroc, par exemple, le taux de détention provisoire (a) (pour 100 000 habitants) est comparable à celui constaté dans des pays comme le Mexique, le Brésil, la Colombie, la Bolivie et El Salvador, qui affichent tous un taux d’homicides et de crimes violents nettement supérieur. On peut donc se demander ce qui justifie un taux de détention aussi élevé au Maroc.

En outre, ce sont les pauvres qui sont susceptibles de pâtir le plus des atteintes aux libertés civiles. Leur probabilité d’avoir affaire à la police, au système carcéral et à la justice est plus élevée que pour la moyenne de la population. Les pauvres se retrouvent plus fréquemment en détention provisoire parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat, de verser un pot-de-vin ou de payer une caution. Ils ne disposent pas non plus des relations nécessaires pour se frayer un chemin à travers les méandres du système judiciaire, et ils ne peuvent pas compter sur un bon dispositif d’aide juridictionnelle pour accéder à un avocat. Ce coût économique peut faire basculer les plus vulnérables dans la pauvreté, voire aggraver la situation de ceux qui vivent déjà dans le dénuement.

Auteurs

Paul Prettitore

Spécialiste principal dans le domaine du secteur public, Banque mondiale

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